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Hier je me suis couchée de bonne heure. J’avais juste mal aux yeux, besoin de les fermer - je ne pouvais plus lire, plus regarder d’écran. Just restin’ my eyes. 21h30.


Je voulais aussi profiter d’avoir un peu de temps pour rêvasser sans m’endormir trop vite.


J’appartiens à cette catégorie miraculée de gens qui s’endorment vite, partout, longtemps ; dès que je pose ma tête sur l’oreiller, a peine ai-je le temps de ramener mon bras près de moi après l’avoir étendu vers l’interrupteur de la lampe, que je m’endors. Or on le sait bien, c’est juste avant de dormir que le cerveau produit les réflexions les plus sincères, les plus directes, les plus osées - les plus insaisissables aussi.
Chez plein de gens, ces pensées sont source de veille - d’insomnie. Pour moi, le sommeil constitue un refuge dont je ne saurais me passer. Je me mets brutalement en veille. Shut down. La machine s’arrête, les circuits se coupent, le sommeil recouvre les émotions avant que les plombs ne sautent ou que les fils ne fondent. La nuit porte conseil - reboot, reset. Allez ciao.


Depuis quelques années, je m’intéresse périodiquement à cette bande de pensée là, proche du sommeil. Celle qui justement t’échappe dès que tu veux la saisir au moyen d’une technique extérieure - crayon feuille, clavier de portable, enregistreur. C’est comme ci cette pensée ne pouvait souffrir la perspective d’être consignée, archivée quelque part. C’est évidemment d’autant plus frustrant que c’est là que l’on ressent toutes et tous, j’en suis sure, des petits éclairs de génie en nous - par génie j’entends surtout la capacité à mettre le doigt, le mot, la sensation juste sur quelque chose d’autrement confus et diffus dans la journée. Une sorte d’Eureka.

Quand hier cette bande de pensée de génie se déroulait dans ma tête, je me suis dit : « merde, faudrait que je note des trucs là pour les vers Vénères, pour mon projet de poésie épique, d’épopée en prose jetée hors de moi comme un vomi tripal ininterrompu à la Kay Tempest ».

Elle, elle ose, putain.
Bon mais oser c’est quoi ?
Définition lancée : c’est être le plus sincère possible à soi-même.

Dans mes moments de génie (rire), je me dis que c’est ce qu’il y a de plus difficile et de plus essentiel comme opération au cours d’une vie humaine. Que c’est l’opération la plus digne et la plus ontologiquement radicale.
C’est mon avis, mais en disant cela je vois bien aussi que ça m’arrange pas mal, parce que je suis de toute façon sans filtre. Un projet de vie comme celui-là, ça pourrait bien être, dans mon cas, une stratégie pour enrober mon encombrante spontanéité sous une couche de vernis éthico-philosophique. « Ce qu’il y a de plus important dans la vie c’est d’être sincère à soi-même », dit la meuf qui est incapable de tourner sa langue dans sa bouche avant de parler, au risque de blesser les gens, soi-même, et de basculer dans des vortex intolérables de honte qui, comme on le sait, est la pire émotion à subir pour nous autres êtres modernes en proie à la pression constante de la performance. Ce que je dis, c’est qu’il convient de se connaître soi-même. Connais-toi toi-même (Socrate, ça date). Cela demande de l’introspection, du temps de recul sur soi, de l’observation fine de choses très ténues et souvent insaisissables, ou qu’on ne veut pas voir. Cela demande d’écarter pas mal de voiles et pas des plus minces. D’être en face de soi. Sans jugement, avec de l’observation neutre, comme quand on médite. Une manière de se dire à soi-même : Tiens, tiens. Tiens donc, tiens tiens, c’est intéressant.


Quoi qu’il en soit, j’ai rien noté de mes pensées d’hier, et je me suis réveillée avec la fichue sensation d’avoir encore loupé quelque chose qui aurait pu être pas mal. A cause de ça, je vous inflige un ersatz de texte sur la frustration de pas avoir pu noter des pensées sincères à moi-même. Ne me remerciez pas. Je sauve mon intention en gardant le cap : être sincère. Observer et décrire. Rendre compte de l’absence ici, du manque, du raté.

En parlant de voiles et de rideaux :

quand j’étais petite, j’ai souffert une assez longue période d’avoir dans ma tête un parterre de gens assis dans des fauteuils en velours rouge face à l’écran de mon existence. Ma mère était encore en vie donc j’avais moins de 10 ans ; je me souviens un jour être allée la retrouver dans son lit en lui racontant ce que je suis en train de vous dire : « maman, y’a des gens dans ma tête, ils sont comme au théâtre, le matin les rideaux rouges s’écartent et le spectacle commence. Ils voient tout ce que je vois et tout ce que j’imagine, et ils commentent tout. Ça me rend folle maman j’en peux plus, ça m’empêche de dormir. »
Oui, ça me donnait vraiment des insomnies. Les voix des spectateurs dans ma tête ne s’arrêtaient jamais, le spectacle non plus, les gens ne quittaient pas leur siège de velours rouge. Ça tournait à l’obsession et à chacun de mes gestes ou de mes pas, les spectateurs commentaient, commentaient sans cesse. J’étais, comme l’a dit plus tard un ami autrefois cher, « coincée dans mon cerveau ». Je ne trouve pas d’image plus valable que celle-ci pour décrire au mieux cet état. Comment faire pour que ça s’arrête ?


Ça s’est arrêté un jour, c’est tout. Je ne me souviens pas pourquoi. J’imagine que le film a dû s’évanouir progressivement, que les séances ont du s’espacer, le public se raréfier. Mais l’image de ma tête comme un parterre de théâtre m’a marqué et continue de me suivre.
Il y a peu, je relisais un de mes textes avant de l’envoyer à l’homme qui me plaît pour le séduire. Le texte raconte la vie de Charlemagne Palestine, qui est un artiste et compositeur New Yorkais complètement loufoque que j’adore. Je lui ai consacré deux textes.


Dans toute ma sincérité, je m’observe donc avec neutralité autociter mon texte sur Charlemagne Palestine et pour être sure que vous suivrez bien chacun de mes mots, je vous distribue même le passage en question, dans l’observation d’une honteuse déformation professionnelle de mon ex-métier de prof, métier qui incarnait toute ma frustration de ne décidément pas être une artiste à par entière :


« En vérité, qu'il soit seul ou en présence ne changeait pas grand-chose à sa manière de se percevoir lui-même : son désir de renommée faisait qu'il y avait toujours des spectateurs de sa propre vie en pensée, dont le regard lui pesait ou le flattait, mais dont il ne se sentait jamais vraiment débarrassé. Il assumait parfaitement de s'être arrangé un personnage qui lui plaisait et lui permettait de tordre le cou à la solitude. Il ne voyait pas cela comme un mensonge, ce qui est juste, après tout ; sa sincérité se déployait dans l’imaginaire. »

Je ne sais pas pour vous, mais c’est amusant de relire des trucs qu’on a écrit il y a des des années et d’y observer après coup tous les éléments qui étaient cachés derrière le voile à l’époque. Je n’ai jamais écris ça en conscience de mettre le doigt sur ma propre personnalité. C’est seulement maintenant qu’en lisant ça, je m’aperçois qu’il s’agit là d’une sorte de carte d’identité assez précise de mon esprit, de mes aspirations, de qui je suis. Le voile est tour à tour opaque et transparent, mais il est visible : il y a un voile c’est certain, il se matérialise, et même quand on ne voit pas ce qu’il y a derrière, on voit le voile. Ce qu’il y a derrière le voile de ce texte c’est :

(Prenez vos stylos, vous avez 3 min) - non je rigole
Désir de renommée
Les spectateurs de ma propre vie en pensée
Être un personnage (de roman) pour tromper la solitude
La sincérité qui se déploie dans l’imaginaire.

Plus encore, il y a tous les ingrédients du texte même que je suis en train de performer devant vous. En tirant ce fil, je me suis aperçue que j’avais toujours imaginé des personnages que rien ne semblait relier, jusqu’à ce que je comprenne leur point commun : tous mes personnages sont des ambitieux frustrés. Des personnages qui ont un désir de renommée mais échouent dans la solitude.
Charlemagne Palestine n’a jamais accédé à la reconnaissance qu’il mérite à mon avis.
Henri Terquem, un autre de mes personnages, est un vieux maire de Dunkerque mort dans l’oubli. Je ne vous raconte pas la nouvelle car j’ai envie que vous la lisiez - elle est là, vous pouvez repartir avec - mais je peux en tout cas vous dire qu’il est question d’impasse, de théâtre, de voile, de Kafka à la fin.
Encore un personnage d’ambitieux frustré attiré par les étoiles - les voiles, que des choses pas commerciales.


C’est amusant pour ça, l’écriture, et l’art en général : ça permet au fond d’exprimer quelque chose qu’on n’ose pas se dire à soi-même. De mettre en place les éléments d’une cohérence interne qui nous échappe. D’assembler, de rassembler le paysage qui résulte de l’observation souvent inconsciente de soi. Et d’en faire quelque chose d’éminemment positif, que l’on aime ou pas, que ça plaise ou non. L’art c’est bien, on ne peut pas dire l’inverse d’un point de vue moral je crois.

A travers un réseaux d’images récurrentes, de leitmotivs, de fils rouges ténus, on découvre ébahi et souvent des années plus tard que oui, il y a une cohérence dans ce qu’on fait et que oui, tout cela ne fait que tourner autour du même pot : soi-même. Et ce, même quand on parle d’autre chose à première vue.

Oser aujourd’hui, ça ne pouvait qu’être oser formuler ce qui se cache derrière le voile. Faire la propre analyse de mes textes - enfoncer la borne le long de la route, baliser : ok, je capte, je suis une artiste frustrée, mon désir de renommée est contrarié, je vis dans une immense solitude qui cherche à se diluer dans le faire-valoir de la création artistique et de la reconnaissance d’autrui. Ma prétention n’est au fond que l’expression misérable de quelqu’un qui pense n’avoir que peu de valeur et cherche des moyens d’exister aux yeux des autres. La balise est plantée. J’ai enfin accédé à ce degré là de connaissance, en partie grâce à mes textes - au moins, cela n’aura pas servi à rien.
Bien. Une fois l’analyse posée, il va être temps de passer à l’étape suivante : être qui je veux vraiment être.
Et il y a loin de la coupe aux lèvres.




















performance Décembre 2024
La Verte, Calais


(un confessionnal, un drap sale)


(mettre le drap sur moi, celui avec les tâches de règles)


(bailler)


(me rendormir
puis me réveiller)


(clin d’oeil à Cécile Tempête)


(soupirer, s'envelopper dans le drap puis en sortir lentement)


(me mettre la tête dans le rideau du confessional)


(me prendre la tête dans les mains)


(appuyer sur play, Strumming music de Charlemagne Palestine)


(distribuer les papiers)


(faire un pas de danse sur Souchon)


(boire le verre)


Des tas d’images automatiquement générées par mon imagination se superposent au fil verbal de mes pensées.
Accorde-toi plus de souplesse dans la représentation que tu as de toi-même
Un bruit de vent dans le rideau qui s’écarte de la fenêtre
Une décoration

Dès qu’on saisit le stylo le cours rapide de la pensée verbale et imagée s’interrompt
L’écriture ne peut pas suivre le rythme des variations de motifs visuels et verbaux qui l’agitent sans cesse.
En se formant indéfiniment là j’ai juste l’image d’un torrent, d’un ruisseau rapide et clapoteux dans ma tête
Là, des portraits peints encadrés qui font un morphing infini
Je n’ai surtout pas à me concentrer pour penser
Les images et les mots viennent d’elleux même dès que je ferme les yeux

Dommage que je doive les ouvrir pour regarder mon stylo former chaque lettre des mots
C’est vraiment un problème de taille que l’écriture ne puisse pas suivre la vitesse de formation des phrases dans la tête
Est-ce que c’est ça, le métier de greffier ? Ou de secrétaire ? Ou de dactylo ? Écrire au rythme de la pensée ?
Quoi qu’il en soit, l’acte même d’écrire, si rapide soit-il, est un obstacle à la pensée nue, sans filtre, celle qui se passe directement dans le cerveau ou plutôt qui se projette sur l’écran intérieur de l’esprit. Ce petit théâtre chatoyant et usant dans la tête, dont on ne peut pas retranscrire le spectacle versatile, insaisissable, parce rien n’approche sa nature dans le monde de la communication, même pas la poésie, bien que se soit là ce qu’elle essaye souvent de faire.