De retour au campement le soir, on s'active autour des bières en prenant pour soi une chaise en plastique qui traîne, on s’assoit en cercle, on fait tourner des paquets de chips et plus les bières descendent, plus les poignées sont garnies, les bouches sont grasses les doigts luisants se frottent aux shorts et aux t-shirts suintants de jus et de sueur. À dix-neuf heures le soleil tape encore ; c'est l'été, l'herbe est jaune et la terre est sèche sous les abricotiers bien alignés.

On a planté les tentes en arrivant, tout cela forme un petit village où l'on vit temporairement avec des gens qu'on connaît, d'autres pas ; la mécanique de la saison se met en place d'elle-même, tout le monde semble s'accorder naturellement aux règles implicites du camp des cueilleurs, parmi lesquelles : faire semblant d'oublier de préparer à manger pour quarante personnes chaque soir pour pas être encore celle qui s'y colle, toujours les mêmes qui se mettent en branle discrètement à la tombée de la nuit, quand les paquets de chips vides jetés à terre au milieu des cannettes donnent le signal qu'il est temps de rappeler son corps aux nécessités de la vie en milieu hostile. Il ne faut pas s'y méprendre, le corps lui ne s'en rappellera que le lendemain matin au réveil, après quatre heures de sommeil et dix de picole, huit kilos de pâtes et le triple de vaisselle à faire dans des jerricans, les pieds dans la gadoue fine et chaude, à râler intérieurement pendant que ceux qui gueulent tout haut sont aussi ceux que l'on écoute le plus ne rien faire d'autre que gueuler ; après on fermera les sacs-poubelle le dos en vrac, et on terminera en passant le dessus du bras sur le front avec un soupir fatigué qui soulève deux, trois cheveux collés qu'on repousse du poignet cette fois. On va se jeter dans la tente, tous les soirs pendant trois semaines le sol plein de mottes de terre inégales offre aux corps rompus le confort suffisant de l'horizontalité.

Le matin, le Trafic passe à sept heures, elle monte souvent en premier dedans, comme ça elle descend en dernier. Elle aime ce moment de contemplation ensommeillée sur le chemin du verger au lever du soleil ; l'air est frais, la lumière est encore un peu bleutée sur les collines drômoises, le soleil brillant blanchit très vite, dans quelques minutes on ne pourra plus le regarder directement sans se faire mal aux yeux. Les autres à côté d'elle parlent déjà fort et chantent même parfois, pendant que, la main sous le menton et le visage presque collé contre la vitre arrière droite, elle se laisse aller à une harmonieuse surimpression de rêverie sentimentale et de paysage bucolique. Dans cet état de calme intérieur elle sens le ronronnement du moteur et les pneus qui passent sur les cailloux poussiéreux, son corps est tout entier présent à cette intense activité de divagation, ravivé par les cahots souples sur amortisseurs, la vessie doucement comprimée par vagues de même que le clitoris un peu gros entre ses jambes qu'elle décroise, en faisant par la même occasion un léger mouvement du bassin. Le trajet n'est pas long ; tout cela est soudainement interrompu par l'agression sonore provoquée par l'ouverture de la porte du Trafic. Une fois dehors, il faut vite prendre sa saquette et aller se mettre au travail, il fait déjà chaud, on entend déjà gueuler, bientôt on aura des gouttes de sueur qui perleront derrière les genoux et sous les fesses et dans le creux du dos.


Le fait que la cueillette soit une activité répétitive et machinale laisse toute la liberté à l'esprit pour rêvasser : ce matin là, les heures ont filé à toute vitesse, la seule vision de ses yeux bleus dans les interstices où perce le ciel entre les branches chargées d'abricots oranges vifs l'a occupée pendant de longues et voluptueuses minutes, jusqu'à se dissiper dans le choc mat d'un fruit trop vert sur son épaule, tir auquel il faut riposter aussi sec et avec une vivacité censée dissimuler sa propre absence coupable à la cause sociale des saisons. Le respect de la participation - cette règle maîtresse - passe avant la divagation solitaire qu'elle provoque et qu'elle alimente en retour, chaque tir d'abricot reçu et rendu formant comme un va-et-vient chargé d'une signification érotique qui fait de la transhumance saisonnière une parade amoureuse.

Son tir n'a pas manqué sa cible, et le fruit légèrement mou et duveteux rebondit à un mètre de lui après son impact. Dans un mouvement d'étirement du bras pour cueillir un projectile plus mûr, le duvet sur sa peau reçoit des vagues de lumière semblables aux reflets du daim, son épaule dorée se transforme en abricot, le ciel bleu tout autour est dans ses yeux, les abricots sa peau son sourire vers elle. Elle rit plus fort et se protège de la riposte, avant de secouer l'arbre pour faire dégringoler toute une quantité de fruits, délestant ainsi les branches qui remontent comme des arcs élastiques. Elle s'imagine nager souplement dans une piscine d'abricots, dans la scène elle est une enfant (tout comme lui), ils nagent côte-à-côte, main dans la main ; puis d'une lancée de jurons, elle finit par s'extirper de ce songe idiot qui lui fait honte tout à coup. Ramenée parmi les autres elle profite de la pause, on s'ouvre une bière, on rigole fort, on fomente le prochain coup de pute qu'on pourra faire au camp adverse des cueilleurs. Il y a des blagues lourdingues qui fusent périodiquement, tantôt elle glousse en se forçant un peu, tantôt elle râle gentiment, souvent elle cherche un truc à répondre parce que sans s'en rendre compte elle se sent quand même visée. La sueur retenue par les baleines de son soutien gorge commence à la gratter, dans son humeur froissée elle se maudit de continuer à le porter mais elle n'a pas le choix, bon gré mal gré cet harnachement inconfortable forme une protection ostentatoire, le soutif doit cacher pour montrer, elles l'ont bien cherché. Assis dans le verger on fait tourner une baguette de pain, du camembert et du pâté avant de reprendre la cueillette. Il roule son premier spliff de la journée, elle l'observe à la dérobée pendant qu'elle revient sur le déroulement de la soirée de la veille : ce soir c'est mort elle fera pas la vaisselle. On lui répond pas de problème, de toute façon c'est la fin de la semaine, elle pourra la faire demain lundi, les femmes à la vaisselle, on se marre à cette bonne vanne.

Tout le monde est crevé mais la perspective de faire la teuf ce soir maintient l'humeur des troupes. Il a fallut prévoir : échange discret de sachets contre des billets dans le campement la veille, justement c'est lui qui exécute cette besogne sous les ordres du dealer resté à l'écart sur son scooter ; sous-payé au black à quatorze ans, le petit corps bronzé du boy infiltré parmi les cueilleurs ramène docilement le butin en sautillant tête baissée. Tout le monde est reconnaissant de la mise en place du service, on va bien rigoler ce soir.

La journée passe et à peine a-t-on vidé le contenu de la dernière saquette dans la dernière caisse en partance pour l'exploit’ qu'on se précipite vers les utilitaires en gueulant gaiement : elle délaisse alors son habituelle rêverie pour céder à l'excitation générale, en pas chassés on s'asperge du jet d'eau destiné à nettoyer les saquettes, les garçons en font trop, ils veulent que leurs torses jeunes secs et bronzés soient attirants et ils le sont, soudainement très sûrs d'eux en groupe ils agrippent les filles qui s'agitent en poussant des cris perçants, la scène d'ensemble est saturée d'un glucose sensuel et estival, ça chante ça se chamaille en se lançant dessus des abricots sortis des poches dans une ultime bataille avant de retourner au campement pendant que les autres sont partis acheter suffisamment de picole pour tenir toute la nuit.

Elle tient sa bière, assise sur une chaise en plastique autour de la table avec les autres, elle est heureuse et pleine d'entrain. Le soleil se couche lentement, cela fait une lumière rosâtre orange à l'horizon et sur les visages, on entend dire que le ciel est beau, regardez. Tout le monde reste sensible aux beautés de la nature bien que tout le monde ne trouve pas opportun de le faire remarquer en cet instant préparatoire à une grosse phase de débauche collective. De son côté, elle laisse s'installer en elle un peu de la douceur du couchant, sans doute réceptive au fait que : dire la beauté du lointain c'est dire celle des visages autour, ce qui se passe en elle à cet instant s'approche d'un sentiment d'immense affection générale qui, chez des êtres particulièrement sensibles après trois semaines de trime sévère, pourrait conduire aux larmes. Le regard vagabondant sur les fins volumes de sa jeune épaule d'abricot, elle remarque qu'il la remarque. D'un regard, elle l'invite à venir s'asseoir près d'elle. Il vient en baissant légèrement la tête et en faisant racler ses savates sur la terre poussiéreuse, c'est normal qu'il soit un peu timide avec ses dix ans de moins. Elle lui raconte vite fait sa vie, ce qui a pour but de le mettre à l'aise. Ils s'échangent des banalités, tu t'appelles comment - ah mais tu as le même prénom que Noam Chomsky - c'est qui lui - c'est un ancien président d'Afrique du Sud - ah bon je savais pas, c'est cool, ‘tain t'as l'air de connaître plein de trucs toi. Elle rit, il lui tend une autre bière, lui demande si elle veut fumer. Les autres font semblant de ne pas remarquer ce qui se trame entre ces deux là, ou alors ils s'en foutent, à l'exception de F., qui suit tout le déroulement de la parade avec un air un peu avide. Le regard complice de F. croise son regard à elle, déjà bien embrumé. Elle sait qu'F. sait qu'elle va le faire. F. sait qu'elle sait qu'il l'encourage à le faire, c'est à son niveau. Le fil est maintenant bien tendu, elle est au milieu d'une cacophonie de rires et de cris de gens qui montent sur des chaises, de mains posées sur les cuisses chaudes et poisseuses, le tout en musique. Elle plante ses yeux un peu vagues dans les siens bleus bordés de longs cils, ça veut dire embrasse-moi, il comprend ce langage primaire et s'exécute maladroitement. Sans transition on se lève, elle lui appuie sur l'omoplate pour le pousser un peu à avancer vers le noir. Ils discutent en marchant côte-à-côte, tu sais j'suis pas n'importe qui moi, j'ai fait de la prison à Sainté moi – ah ouais, c'était quand ça - c'était l'année dernière j'te dis – (rires). Arrivés derrière un talus dans le pré, elle l'embrasse, grassement cette fois, en caressant ses flans si étroits, heureusement la lune éclaire et les étoiles sont brillantes au dessus d'eux, elle peut contempler la perfection de sa peau d'abricot, la délicatesse des attaches de son corps souple, avide, elle l'allonge dans l'herbe, à la fois nerveux et excité il la retourne avec plus de vigueur dans les bras cette fois bien qu'il tremble encore légèrement. Il n'a encore jamais touché une femme mais il a vu sur internet comment ça se passe, c'est toujours la même chose de toute façon. Ça lui fout quand même la pression parce qu'il faut tout faire, faut assurer pendant que la fille fait rien, on doit la manipuler mais faut quand même arriver à voir si ça lui plaît ; confusément il réprime ses émotions, s'il est nerveux c'est aussi parce que ça ne lui va pas de faire comme ça, il aimerait faire ça en mode prince. Une fois il a été amoureux mais il s'est fait jeter, alors il a compris que c'était des conneries en traînant avec les grands qui parlent tout le temps du cul des salopes qu'ils croisent dans la rue et en boîte. Elle, elle est un peu anesthésiée, elle ne pense plus rien d'autre que sentir-voir-toucher, confusément couchée nue dans l'herbe chaude ça ne dure pas longtemps mais elle est contente, elle soupire d'aise les bras étendus au dessus de sa tête nonchalante, elle veut regarder encore sa beauté au dessus d'elle infiniment. Lui est tout à coup gêné par se spectacle, il lui dit mais qu'est-ce que tu fous rhabille-toi en ramassant ses fringues éparses, il a peur qu'on les trouve ici tout les deux. Elle reste allongée là, son corps de femme aux seins lourds écrasant l'herbe sous les étoiles, ça tourne, les vagues d'acide refluent jusqu'aux extrémités de ses doigts alanguis en provoquant des petits rires délicieux.

Elle marche seule à présent vers le hangar pendant que la fête se poursuit au loin autour du feu et que les gens crient dansent et rient. Elle cherche F., elle le trouve sous l'auvent du hangar en train d'empiler des chaises en plastique de manière à former une sorte de construction pyramidale à l'équilibre incertain. A la lumière blanche et vive du projecteur de chantier, elle voit le relief des muscles en action de F. former des ombres noires mouvantes sur sa peau grise. Elle l’appelle puis s'approche, F. semble agité, il poursuit frénétiquement son assemblage dramatique jusqu'à ce qu'une chaise mal disposée fasse s'écrouler toute la structure comme un château de cartes, le fracas assourdissant des chaises rebondissants sur la tôle de l'auvent et frottant les unes contre les autres avec un bruit de plastique limé est insupportable à elle et à F. qui se prend la tête entre les mains en gueulant tout-à-coup. Ils se regardent sans rien dire, ils ne savent plus ce qu'il convient de faire ou de montrer, ils n'y pensent d'ailleurs pas. Les choses se passent en eux et autour comme un décors fantomatique les pénétrants parfois d'émotions puissantes et incompréhensibles, mais dont les symptômes extérieurs sont : le rire les larmes les mouvements saccadés les sons inarticulés. En faisant un geste vers lui, elle dit à F. que maintenant c'est bon il faut rentrer, c'est fini. Ils rentrent les mains dans les poches des shorts, la tête rentrée dans les épaules tendues, parfois l'un d'eux renifle ou dit putain puis rigole.



Dessins de Diane Malatesta

Inégale #3

2015