Les limites
avril 2024
Les gens atteints du trouble de la personnalité borderline ont la mauvaise réputation d’en faire trop, de vouloir attirer l’attention à soi, et même de manipuler les gens ou encore d’être des bons coups au pieu (j’ai lu ça sisi).
Vu de l’extérieur, une personne qui souffre du trouble de la personnalité borderline ressemble pas mal à un gosse de 6 ans qui fait un caprice :

9h : je chiale ma race dans une tristesse atroce qui me pompe tout le sang et me donne envie de crever instantanément

11h : je passe “Can you feel the love tonight” et chante à m’en arracher les cordes vocales en riant et en dansant partout dans la maison avec ma coloc.

Effectivement c’est puérile et incompréhensible. Seulement, vous avez surement aucune idée de la souffrance extrême que ce putain de trouble génère et du désespoir de vivre dans lequel ça peut nous plonger pratiquement à tout instant. Donc maintenant, je te propose d’aller dire aux 75% de borderline qui tentent de se buter et aux 10% qui y arrivent : t’exagères pas un peu quand même ? Juste pour voir leur réaction.

Moi ça me fait rigoler les gens qui donnent des leçons raisonnables à celleux qui ont un pet au casque. T’as vraiment l’impression qu’on vient t’apporter la lumière et un éclairage nouveau sur les éléments parce que t’es trop con pour le voir tout.e seul.e. Vraiment, VOS GUEULES. Je m’adresse ici à toutes les personnes agacées par les borderline, toute celles qui trouvent qu’on exagère, qu’on fait nos drama queen alors que bon c’est pas bien grave, bref, qui invalident nos émotions parce qu’ils les trouvent pas légitimes dans une situation donnée. Vraiment, je vous emmerde. Vous êtes dangereux en fait. Hors de ma vie. Vous me vexez pas, vous me bousillez. Compris ? Et si tu trouves que j’exagère, c’est peut-être que t’as pas encore capté. Alors dit autrement : si tu te sens pas capable d’empathie face à ce que j’exprime et la manière dont je l’exprime, parce que ça correspond pas à ton idée de détresse légitime, soit tu peux essayer de modifier ton logiciel en lisant ce texte, soit tu évites les gens sensibles s’il te plaît, parce que je te garantis que tu vas leur faire du mal fort fort fort - et j’espère que c’est pas ton intention. J’en ai trop croisé des gens comme ça, j’ai pas besoin d’eux, je veux avancer le plus sereinement possible et qu’on arrête de me pousser constamment une marche en arrière.
Ceci posé, je vais te donner quelques exemples qui expliquent pourquoi tu peux bousiller des gens juste en leur disant “roooh t’exagères” à un moment où, pour ces gens, c’est le bad total. Le monde est peuplé de gens fragiles hélas ; mais tu vas voir, les borderline c’est pas que des vicos. Tout le paradoxe chez ces gens là, c’est d’avoir développé une force de survie de malade tout en étant méga vulnérables à des petites attaques de rien du tout qui les replongent dans un système de défense tout pété.

Flashback : ma mère adorée meurt quand j’ai dix ans. Je me transforme en fontaine de larmes plusieurs jours d’affilée. On n’en parle pas à la maison. Je suis toute seule avec ma peine et je sais pas quoi faire de mon corps et de ma tête. Un jour mon père débarque dans la pièce et me fout une tarte dans la gueule en me disant d’arrêter de pleurer, ça suffit.

Ce qui se passe ici, c’est que mon daron gère rien du tout. Il est au bout du zob, il se retrouve solo à éduquer deux gamins, et comme c’est un boomer lui-même redressé par des grosses baffes en silence, bah il sait pas comment faire autrement que de me taper dessus pour que j’arrête de pleurer. La panique.
Ce qui aurait dû se passer dans une vie idéale, c’est qu’il me prenne dans ses bras en laissant aussi sa tristesse s'exprimer. Si il avait validé mon émotion de tristesse par la sienne, on se serait serré les coudes dans l’adversité et je serai probablement pas borderline aujourd’hui.
Je ne lui en veux pas : j’explique juste qu’on peut survivre à la mort de sa mère quand on a 10 ans, et que ça peut aller pas trop mal derrière à condition d’être accompagné.e comme il faut par le parent survivant dans l’expression de ses émotions. Par contre, si t’es au bout du rolls parce qu’en fait tu viens de perdre la personne qui t’apporte le plus d’amour et de sécurité et de joie et de sens au monde, mais qu’en plus on te martyrise derrière en te laissant galérer dans ta souffrance en silence et en te tapant dessus pour que tu la fermes, bah y’a de fortes chance pour que tu te développes pas comme il faut et que ça pourrisse ta vie à peu près définitivement. Vlà le tableau. Alors, là je vous donne un exemple précis, mais il faut bien comprendre que c’est tout un système récurrent dans lequel tu grandis et qui pue la merde. Y’a des dizaines de variations sur le thème dans ma vie. Et comme les enfants ne sont pas débiles, ils comprennent bien que de se faire taper dessus c’est peut-être pas hyper sain, du coup ils se rebellent, ils baissent pas les yeux, ils disent pas “merci” quand la personne qui est censée les protéger leur fout des baffes. Tu ripostes, tu cries, tu te défends, tu finis au sol et t’as toujours pas baissé les yeux. En tout cas, ça a été ma réaction, et aujourd'hui mon mode de défense c'est souvent l'attaque.
Un jour, comme je voulais toujours pas baisser les yeux quand mon daron me tapait dessus pour un oui ou pour un non (il était pas bien et savait pas s’occuper de lui, encore une fois, le but c’est pas de régler mes comptes ici), il a fini par me pousser dans les escaliers. C’est ce que font les gens qui sont à bout. A ce moment là, il voulait tellement que je me soumette, que je disparaisse, que je lui fiche la paix, il voulait tellement me réduire au silence, il devait tellement désirer ma non-existence qu’il a essayé de me tuer, sans s’en rendre compte. J'aurais pu facilement me briser le cou en dévalant les escaliers la tête la première, en rebondissant contre les murs et les marches. J’ai eu de la chance de pas me faire plus mal, et ma course a terminé dehors, une fois que mon père m’a eût tirée hors de la maison par les pieds le long du grand couloir comme un sac poubelle trop lourd, allez ouste. 13 ans. Faut que je me dépêche d’aller au collège, j’ai une interro de français.
Si mon père m’avait tuée ce jour-là, il aurait massacré sa propre existence. C’est ce que peuvent faire les gens en détresse profonde qui n’ont pas d’autres moyens que la violence pour soulager en eux la peine et l’adversité. Évidemment, ça ne vient pas de nulle part, d’avoir aussi peu de recours face aux problèmes de la vie - d’avoir pour unique réponse à tout problème une baffe à distribuer. La société est bourrée de gens comme ça, et ce que je veux dénoncer c’est un système psychosocial lié au patriarcat. La messe est dite, je ne fais pas ouin ouin pour le style et pour montrer que je suis certes chiante, mais avant tout victime : je veux dénoncer et ce système qui détruit des vies, et les réponses qui sont proposées par la justice face à ça. Ce que je décris là, c’est ce qui se trame derrière toutes les agressions, meurtres et autres joyeusetés que commettent les hommes sur les femmes parce qu’ils sont trop cons pour écouter leurs émotions et les sortir autrement, parce qu’on leur a pas appris autre chose, dans leur sociabilité, que d’être limités sur le plan de l’expression.
Il est évident que se contenter de les foutre en cabane en les traitant de monstres ne va rien changer au nœud du problème. Ni la vengeance, ni la prison, ni la punition n’y pourront rien, et ces méthodes ont malheureusement pour unique effet de développer précisément le cancer contre lequel elles croient (le croient-elles?) se battre. A ce stade, ce n’est même plus un pansement sur une jambe de bois, c’est de l’huile sur le feu. Cette réflexion mène donc nécessairement et logiquement à revendiquer une position abolitionniste forte et radicale. Que se soit dit. Je porterai plainte le jour où les conséquences de la justice seront révisées de fond en comble, et où la prison sera supprimée au profit d’un scanner social radical et fécond. Et il y a urgence à mon sens.
Ma hantise, c’est d’être comme mon père. Les borderline se mettent fort en colère, ils sont parfois violents, envers eux-mêmes surtout. Je combats cette colère qui a été très tôt plantée en moi. Je n’oublie pas ce qu’elle veut dire : elle recouvre la peine. Tout mon travail personnel consiste donc à libérer cette peine pour faire disparaître la colère. A comprendre que, si je me mets en colère parfois, cela ne veut pas dire que je suis comme mon père : je poursuis un tout autre chemin que cet homme qui n'a même pas idée de ses propres difficultés émotionnelles. Et pour ce faire, je dois me donner à moi-même la compassion dont j’ai manqué dans les moments difficiles. Mes blessures ne sont pas guéries, elles ont été creusées à l’acide. Et personne ne va venir pour me sauver.
Aujourd’hui, quand je pleure et que je sens que ça t’agace, en gros tu me fais revivre ces multiples scènes où j’ai souffert de ne pas trouver un accueil pour mes émotions. Le traumatisme c’est ça : retourner indéfiniment dans la peau d’une petite fille qui trouve des baffes à la place d’un câlin. Quand, face à mon chagrin, tu essayes avec lassitude et agacement de me raisonner avec tes conseils éclairés, tu ne me fais pas relativiser : tu me fais mal. Et ça me coûte beaucoup d’efforts et d’argent pour régler mon problème à la racine et ainsi ne plus risquer que mon comportement t’agace, chéri.

Alors oui, je pleure beaucoup, plus que la moyenne des gens, et des fois “sans raison” apparente. Si tu trouves ça exagéré, on échange de cerveau quand tu veux. Je ne suis pas née sous les bombes et j’ai toujours mangé à ma faim, même si mon daron ne savait pas faire autre chose que des pizzas surgelées - on s’en plaignait pas avec mon frère. J’ai juste manqué d’amour et de respect. Ma vie, c’est un combat à mon échelle, et j’ai choisi d’en parler pour m’aider à vivre et peut-être informer utilement, on ne sait jamais. J’entends encore trop de gens qui disent qu’une baffe dans la gueule, ça n'a jamais tué personne. Je réponds juste que ce qui n’a jamais tué personne, à coup sûr, c’est de reconnaître ses émotions, de les exprimer, et de valider celles d’un enfant que l’on soit un homme, une femme ou que sais-je. Les animaux le font très bien. C’est évidemment la bonne voie, et elle n’est pas simple. Ça demande des efforts, de prendre soin.
Fanny Laborde
Chimie 2022
7 janvier 2022

Un peu plus d’un mois que j’ai diminué mon traitement. J’ai cru que j’étais guérie : j’allais bien. A chaque fois je crois que je suis guérie mais je me remets à douter - à me sentir folle, différente. Je me vois évoluer de l’extérieur telle un zombie patraque, mal en point. Je sens mon sang nerveux, noir, exaspéré. A deux doigts de jaillir aussi, ce sang, comme des larmes. Aucun enthousiasme. J’ai envie d’être seule, je ne supporte rien. Seule la perspective de lire m’enchante, seule, ailleurs que dans ce monde.
De nouveau je rêve d’être écrivain. Mais mon corps se rouille vite et j’étouffe dans mes muscles comprimés, endormis : j’ai des impatiences qui ne traduisent que ma frustration. Je vois que je me racornis dans ma posture d’adolescente voûtée, mal dans sa peau. Je deviens presque maltraitante, je ne peux plus cacher mon esprit fou, tordu, malade. Pourtant, j’ai le net souvenir de m’être présentée, avant ça, comme une jeune femme dynamique et souriante, gaie et ouverte, une lettre de motivation incarnée. Partout où je me trouve, je sais que les autres assistent à mon rabougrissement : ma tête rentre dans mes épaules, je traîne des pieds, je marche d’un pas saccadé, je suis ailleurs. La sensation dominante, outre l’impatience et l’exaspération, est celle d’évoluer dans un scaphandre. Il y a une vitre poussiéreuse entre moi et le monde, un écran sur lequel mon esprit projette tout autre chose : images des romans lus, description sans fin de moi-même et de mon état.
J’ai envie d’échanger, de trouver une épaule sur laquelle m’appuyer et une oreille compréhensive. Tout ce qui ne satisfait pas correctement ce besoin tyrannique me repousse et m’agace. Je suis tendue, déraisonnablement. Tout le monde attrape le Covid et doit s’isoler, quand je n’ai aucun symptôme alors que je rêve pourtant de m’isoler une semaine complète avec les seuls livres l’alcool les joints et la marche pour occuper mon temps.
Lorsque je prends des médicaments, j’ai la sensation d’être en accord avec ma vie et le monde qui m’entoure. C’est une sensation d’harmonie. Maintenant, j’ai l’impression d’être une bombe à retardement et de me traîner péniblement dans l’existence comme sur un champ de bataille inculte. Je vois tout comme une contrainte.
J’ai écrit, en août, “c’est comme si je me manquais”. Peut-être que les médicaments me bloquent l’accès à moi-même. Sans eux, je me remets à avoir envie de Morvan, de lecture, je me passionne tout-à-tout pour des tas de choses sorties de mon chapeau magique, l’alpinisme et la préhistoire, les grottes ornées surtout.
Qui est la vraie moi ? J’aimerais poser la question au psychiatre, avoir une réponse. Trouver ma vraie place. Ma vraie vie.

Je ressors de la séance chez le psychiatre, il me conseille la luminothérapie.

En bas de chez moi, je revis la sensation d’ennui profond. Non pas le manque d’occupation ou l’attente, mais le vide devant un champ de possibles. Il suffirait de se mettre en branle, de donner forme à une idée, mais il n’y a pas d’idée. Comment concilier la nécessité de la solitude pour créer et se nourrir soi-même, et l’écrasement total de cette solitude sur soi-même ? Le divertissement fade me rattrape, m’aspire et me recrache dans un face à face honteux avec moi-même.
Sur la digue à Malo, les gens échangent, se croisent et se rencontrent en petit slip. Le soleil brûle les carcasses. C’est un défilé permanent dans un sens et dans l’autre, autant pour voir que pour être vu. De temps en temps, une figure se détache : une jeune fille vive et souriante capte le regard, un vieil homme voûté en manteau noir.
Des textes intimes et gênants, sortis du diary, que l'auteure regrettera probablement très vite de mettre en ligne, mais comme personne ne les lira, ça va c'est pas grave. No limit.