On essaye de mettre en place un récit de science-fiction : on réfléchit, à voix haute ça donne une sorte de digression qui va forcément en direction de la condition humaine en partant de pas grand chose, on s'en aperçoit très vite dès qu'on se lance sans réfléchir :
« Alors d'un coup c'est sorti de là, on a tous sursauté comme devant un film d'épouvante, parce que justement on s'y attendait, parce qu'on était aux aguets comme ça, à fixer le trou, alors que si on ne s'y était pas du tout attendu, si par exemple on était juste passé à côté là comme ça, ça serait sortit et on n'y aurait pas fait attention, on aurait juste tourné la tête en faisant "tiens donc". Bref, à ce moment là le sursaut nous a délivré une putain de décharge d'adrénaline, le sursaut c'était comme si quelqu'un nous fichait une aiguille de stimulants surpuissants dans le cœur d'un coup : après on sentait tous nos muscles traversés par ce liquide vibrant et électrique qui en fait était notre propre sang bourré d'adrénaline, et on se sentait à la fois extra-sensibles et attentifs, à la fois comme coupés du monde dans une réalité parallèle, pas du tout les pieds sur terre mais pourtant aux aguets. C'est comme si l'adrénaline ne modifiait pas seulement tes réflexes et ton efficacité au niveau de ton propre corps, mais modifiait aussi le monde autour, en fait les deux sont liés : tu te rends compte que ton état, la chimie de ton corps change le monde autour, et que des états de conscience différents il y en a plein, peut-être même qu'il y en a autant que d'êtres humains sur terre, finalement peut-être que c'est ça l'humanité et la conscience au final si on va au bout du constat, et qui fait qu'on pourra jamais tous s'entendre. Un être humain c'est un point de vue quoi, bon. Une fois qu'on a dit ça on peut mieux se garder de considérer les autres comme du bétail, et c'est un peu paradoxal parce que l'adrénaline c'est de la pure chimie, c'est un pur réflexe qui nous rappelle qu'on est aussi des animaux issus d'une évolution et pas seulement des expériences d'un savant fou (Dieu ou le professeur Frankenstein), et c'est paradoxal aussi parce que c'est justement la présence du cerveau et de l'intelligence chez les humains qui fait qu'on peut aussi facilement leur laver pour les faire suivre tous la même piste ».

Bon, après ça on abandonne et on essaye d'inventer une énième histoire à base de robots cette fois : ça continue de fasciner les gens en 2015 alors que les vaisseaux spatiaux et la découverte de la vie extraterrestre ça n'intéresse plus personne (ni esthétiquement ni intellectuellement). Y'a suffisamment à faire sur Terre avec simplement les drones et les implants et les circuits imprimés pour que la découverte de l'espace inter-galactique n’apparaissent plus que comme une relique de l'enfance. On puiserai son matériaux non plus dans l'imaginaire mais dans le réel, parce qu'on n'a pas fini de le saisir. La science-fiction, ça se passe dans le présent, et des sensations de vertige on en a plus souvent face au réel que face à un truc complètement imaginaire.

D'ailleurs, les robots d'une nouvelle de S-F seraient sans doute anthropomorphes, c'est ce qui se passe en général : l'humain - tout du moins en occident – imagine significativement des êtres à son image (Dieu, les extraterrestres, les robots, les gnomes et autres elfes), comme si l'image-miroir était toujours plus signifiante et vertigineuse que l'invention la plus libre. Un processus d'identification est en jeu, il y a ressemblance et donc communication possible, et par là il y a du jeu, un possible, du trouble. Au contraire, ce qui est radicalement autre ne semble générer rien que la peur ou le rejet, et vient se ranger dans la catégorie du monstrueux (on a parfois rangé les femmes dans cette catégorie, oubliant que rien ne ressemble plus à un homme qu'une femme).
Chez Lovecraft surtout, l'autre est radicalement autre, et face à cela on trouve des personnages dépourvus de psychologie dans une sorte d’hébétement improductif : de Cthulhu à « La Couleur tombée du ciel », ce qui surgit est d'une étrangeté insaisissable, tout mouvement d'appréhension par les humains est voué à l'échec, on ne peut imaginer une couleur qui n'existe pas ni communiquer avec elle, et l'écrivain ne peut pas dire non plus ce que voient les personnages de la nouvelle quand ils voient cette couleur inconnue tombée du ciel. C'est pour ça que cette nouvelle, plus que tout autre pour moi, parvient à dire les frontières de la pensée humaine, et le vertige hébété face à l'impensable du monde quand on n'a qu'un point de vue humain et rien d'autre. On ne pouvait pas imaginer quelque chose de plus extraterrestre qu'une couleur inconnue : le paradoxe « couleur inconnue » échoue à dire une chose qui ne peut être appréhendée que du point de vue de notre espèce, alors même qu'elle se situe dans un ailleurs. Le fait d'appeler ça par défaut une « couleur », alors même qu'elle ne fait pas partie du spectre des couleurs, et parce qu'il s'agit bien malgré tout d'une couleur, met en échec sa nature de couleur puisqu'en l’occurrence cette couleur ne marche pas dans le système humain mais qu'il y a une impossibilité fondamentale de s'extraire de ce système là pour penser les choses, etc. etc. Du coup, on ne peut pas dire grand chose de ça, Lovecraft d'ailleurs ne dit rien d'autre que : « je ne peux pas le dire, je touche là au point limite de la pensée et des mots », et tout ça c'est intéressant mais on ne va pas construire un récit là dessus, on épuiserai trop vite tout ressort psychologique (je crois que c'est pour cette raison que Lovecraft a surtout écrit des récits bref : ses personnages vides sont devenus des sortes de représentants du nihilisme et de la vanité modernes, mais je pense qu'en réalité il était trop associable pour réussir dans le domaine des émotions). Si j'essayais d'écrire une nouvelle de S-F j'opterai pour des robots humanoïdes comme le font la plupart des gens, Lovecraft mis-à-part.

Mais il n'y a pas que Lovecraft ; dans un autre genre, Borges aussi a écrit des nouvelles qui ouvrent des brèches dans l'ordre du discours et de la pensée : c'est Foucault qui en parle bien, il prend dans la préface des Mots et les Choses l'exemple d'une nouvelle de Borges où il est question d'une obscure encyclopédie chinoise, dont le classement défie la logique, ce qui est un comble pour un classement : ça fait que le classement échoue de lui-même comme classement, par le fait même de se présenter comme classement et pas comme un amas de choses incohérentes. C'est le même principe au fond que dans « La Couleur tombée du ciel » de Lovecraft. Bref, voici un extrait de l'encyclopédie chinoise de Borges :

« les animaux se divisent en : a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ».

Foucault dit de ce classement qu'il y a « impossibilité nue de penser cela ». Eh bien sur Terre en ce moment il y a des choses que je trouve impensables et qui me donnent le vertige de la même manière, et qui font bien plus flipper qu'une classification absurde d'animaux sans queue ni tête, parce qu'elles mettent en jeu l'éthique. Par exemple, la possibilité que l’électronique, le circuit imprimé, les données qui y transitent puissent s'intégrer au système du corps humain, et que ça fonctionne au point que les humains puissent choper des virus informatiques. Là, il devrait y avoir une incompatibilité, une étanchéité essentielle entre le corps et le numérique : et bien non, visiblement il n'y en a pas, visiblement c'est possible de faire ça, de faire ce qu'il y a trente ans ont aurait appelé de la science-fiction et qui maintenant fait partie du réel. Mais ça reste impensable, parce que non seulement la plupart des gens n'est pas au courant des « avancées de la science », mais en plus la plupart des gens ne comprend pas comment ça marche concrètement, parce qu'on a loupé trop d'étapes, et quand on ne comprend déjà pas comment la télé fonctionne (c'est mon cas), on ne peut pas non plus comprendre les technologies qui découlent d'autres technologies occultes. Il faut saisir toute la chaîne, sinon on ne saisit rien, il n'y a plus d'ordre, on retombe dans une brèche, dans l'« impossibilité nue de penser cela ». Ça se passe et on ne saisit rien, comme dans l'encyclopédie chinoise de Borges, le réel a une longueur d'avance sur l'imaginaire : on pourrait écrire des nouvelles de science-fiction en croyant imaginer quelque chose de nouveau et d'impossible, alors qu'en fait non, pas de chance, ça existe déjà mais on ne le sait pas, on ne l'apprend qu'après coup en faisant une recherche Google, ou alors on fait la recherche Google d'abord, on voit que ça existe alors on n'écrit pas la nouvelle. Merde, on n'écrit plus.

Si on en est toujours a invoquer 1984 d'Orwell à tout bout de champ, c'est parce que ce roman parle du contrôle des gens par la technologie quand personne ne la saisit, quand personne n'a pensé à ses implications sociales et politiques parce que tout le monde s'est fait dépasser par la science, une science que seule une poignée de spécialistes maîtrise dans leur foi positive du progrès, qui n'a d'égal que leur mépris de la question éthique. La résistance du personnage principal dans 1984 est de comprendre, de savoir, de débusquer : il veut s'extraire du contrôle par la connaissance, c'est la connaissance qui lui permet de résister, de penser la résistance et l'éthique, alors que les autres personnages dans le roman ont été capturés par le système parce qu'ils n'ont pas pu se poser la question de la résistance, qui est la question de la liberté. Maintenant que Big Brother is really watching you, c'est plus rassurant de revenir à la littérature d'Orwell que de comprendre le présent ; y'a de quoi perdre la tête à le regarder en face, d'ailleurs ça arrive à pas mal de gens, et pas mal de gens qui cherchent encore à trouver un ordre cohérent à tout ça se rabattent sur des théories complotistes bêbêtes, où l'on voit revenir la figure du bouc-émissaire dans un classement logique et cohérent cette fois.

Angela Carter - une anglaise qui a écrit des essais et des romans de science-fiction politiques dans les années 70 et 80, où il est question notamment de guerre civile, de marijuana et de changement de sexe dans des couloirs sous-terrains en revêtement plastique couleur saumon – a pu dire : « le refus sauvage de la complexité des relations humaines fait partie des absurdités réconfortantes ». Pour celles et ceux qui ont la possibilité de ne pas se laisser aller au confort des absurdités réconfortantes car simplificatrices, en se méfiant de tout, il y a deux types d'absurdités angoissantes : celles du monde, et celles de la croyance. Double peine dont doit souffrir un type comme Baudrillard, qui dit pertinemment que le réel est plus irréel que l'irréalité. On n'a pas besoin de lui pour le sentir à des moments, c'est ça le vertige provoqué par la brèche dans l'ordre dont parle Foucault, sauf que cette brèche, cet impensable émane maintenant du réel et plus seulement des nouvelles de Borges ou de Lovecraft. La littérature de son côté ne peut plus inventer grand chose de radicalement neuf, puisqu'il n'y a plus d'ordre à subvertir, c'est à dire plus de désordre à inventer : le désordre provient du réel lui-même. L'idée même de cohérence est périmée et la science-fiction avec, fatalement. À moins qu'on ne décale le point de vue et qu'on arrête de se fonder sur une vieille idée positive de progrès technologique : abandonner la foi en la nouveauté, c'est ce qu'écrit Orwell dans 1984 qui est un livre angoissé et lucide. On a appelé ça l'anticipation, mais maintenant on n'anticipe plus rien avec ce genre de choses, on constate la légitimité de sa propre méfiance. On consolide le seul ordre possible auquel rattacher ses certitudes : celui du désordre. Un raisonnement pareil conduit à l'aporie et au vertige, mais je crois que la sensation du vertige face au monde est un garant de validité mentale.
Le réel et le désordre

Pshit #3


2015