Ma parcelle au camping, box de laurier épais. Le sommet des quatre murs de haie forme un porte-à-faux, un replis, une haute avancée vers le milieu qui vient couvrir presque qu’entièrement un trou vers le ciel. Le soleil n’entre pas : on n’a pas pu atteindre le dernier mètre de haie avec l’engin coupe-haie. Il y a là dans mon box une petite table en plastique blanc moucheté de chiures d’insectes et d’oiseaux, et une chaise en plastique blanc-moucheté elle aussi. Je les dispose un peu autrement. Je prête attention à la manière dont sont répartis les pleins et les vides dans ce cube vert où je m’installe pour quelques temps. Je fais de même dans ma petite tente, verte elle aussi, jusqu’à ce que je sois satisfaite de l’organisation interne pour des motifs autant pratiques qu’esthétiques, disons donc, feng-shui.

Au camping les campeurs s’entendent parler et bouger entre les haies, on voit des mouvements à travers les barricades semi-opaques. Il faut être déjà sur le seuil des emplacements pour se saluer, être déjà dans l’espace privé pour s’inviter à y entrer, ou recevoir une invitation, avec le risque de déranger déjà. Je reste donc seule à l’ombre et au froid. Je n’ose pas encore demander une assiette pour couper mes tomates, je le fais dans ma main et les glisse dans le bol.
Le box
Herbiage 2

La Drôme
La coquille molle
Il pleut très fort. Je suis sous ma tente, la même que celle sous laquelle j’ai fait une sieste sur l’île Molène trois ans plus tôt. Elle me protégeait du soleil et maintenant elle me protège de la pluie. Ma tente est une coquille, je rentre dedans quand il pleut puis je ressort pour m’ébrouer quand il ne pleut plus / pleuplu.

J’attends sous ma tente que la pluie cesse, mon corps est entouré des parois flexibles, je suis recroquevillée. Je n’ai pas beaucoup de postures possibles pour mon corps : je suis allongée sur le ventre, sur le dos, sur le côté droit, sur le côté gauche, accroupie parfois la tête baissée, je tourne comme ça sur mes genoux pour attraper quelque chose, mais tout est à portée de main et je n’ai pas à pivoter beaucoup. Je pourrais aussi faire une roulade et venir bousculer la cloison de tissu, si je n’avais pas planté les sardines peut-être que la tente roulerai avec moi, je pourrais me déplacer comme ça en roulant sous la pluie tout en étant à l’abri dans ma coquille. Au lieu de ça, je met mon imperméable tout en restant accroupie, je prend mon parapluie, j’ouvre rapidement les deux fermetures éclair et je sors vite et je referme vite les fermetures éclairs pour aller faire du stop sur la route principale en bas de la colline et aller m’éclater en boîte avec des inconnus et des inconnues. Je sais déjà que mon corps entrera en jeux là bas pour ne pas rentrer seule la nuit en stop sous la pluie.
Dans les collines drômoises il y a la pensée qu’un propriétaire vienne me déloger si je m’allonge dans le pré qui ne m’appartient pas. Si un propriétaire venait me demander ce que je fiche ici dans son champ, j’aurais envie de lui demander en retour où il pouvait bien aller flâner, lui, quand il était jeune. Quand j’essaye de flâner dans un pré drômois et que je n’y arrive pas, je me souviens simplement de ceci : la liberté perdue de flâner dans les prés d’où je viens, dans le bocage nivernais, au bord d’une rivière que personne ne surveille à part les vaches qui y boivent. On n’essaye pas de flâner ; on flâne, c’est tout, sans y mettre une énergie particulière. On flâne sans y penser, la flânerie nous prend tout entier sans crier gare à un moment propice où les conditions sont réunies. La moindre contrariété, le moindre regard extérieur sur soi flânant, et c’est foutu : on ne flâne plus. J’aimerais dans l’instant une terre chaude et solitaire où me libérer de ce foutu sentiment d’être observée.

Le propriétaire du champ qui viendrait me déloger serait du coin - et je ne suis pas du coin. Je me sens tout à coup déracinée, quand chaque parcelle de terre est exploitée pour l’enracinement : des noyers, des abricots, des poiriers. J’appartiens à la ville, l’espace où les déracinés anonymes se retrouvent. On ne doit pas rendre de comptes en ville, on ne se demande pas d’où on vient, on se croise. On doit seulement avoir de l’argent. Être né dans la ville où l’on se trouve encore est une exception, et certains s’en font une fierté. Être de la campagne où l’on se trouve est une norme, les gens la quittent, en principe ; ceux qui restent sont d’ici.

A l’inverse, j’ai choisi temporairement de quitter la ville pour la campagne, à la recherche d’argent et d’anonymat. Je suis saisonnière, je ne connais personne et personne ne me connaît.

On me demande toujours ce que je fiche ici et d’où je viens. On me demande toujours pourquoi je ne reste pas dans la ville. Je viens d’ailleurs et je m’en fout, mais ici on ne s’en fout pas, on veut savoir d’où viennent les gens, où sont leurs racines, et pourquoi ils sont là. Je ne sais pas où sont mes racines, et si j’en ai : je ne me pose pas la question comme ça.

Au lieu de flâner délicieusement, je me dis qu’il y a un droit, une aisance, une liberté supplémentaire à être de là où l’on vient : à cause de cette idée saugrenue, des gens décident qu’ils sont supérieurs à ceux qui n’ont pas leurs racines dans le même sol. Et ceux-là, les transplantés, les déracinés, ne jouissent pas de la même liberté que les premiers : ils doivent constamment rendre des comptes. Génération après génération, ils ne sont toujours pas d’ici. Ils doivent rendre des comptes d’aller flâner dans les prés ou sur les bancs. Ils doivent expliquer d’où ils sont et ce qu’ils fichent ici parce que ce n’est pas « naturel ». Comme si la migration des hommes n’était pas naturelle. Comme si nous étions des arbres, et pas des hommes avec des jambes et une bouche pour se nourrir à la place des racines. Les hommes n’ont jamais été des arbres. Rester un arbre toute sa vie, il y a des bons côtés à cela, j’imagine que cela fait se sentir en accord avec le monde à portée de vue autour, que c’est avoir un tuteur solide. Pour certains c’est confortable, c’est respirable même. Pour d’autres, c’est étriqué.

On trouve, dans les pages où sont inscrites les idées et les croyances des hommes, autant de vertu à la pérégrination qu’à l’enracinement : le voyage et la retraite, deux moyens de méditer, quand on a cette liberté. Le drame vient de ce qu’on n’a pas le choix, de devoir rester où l’on se trouve quand on aimerait bien partir, de devoir partir d’où l’on se trouve quand on aimerait bien rester. On ne peut pas appeler ça le voyage ou la retraite : c’est alors l’exil, et l’enfermement. On ne peut pas changer ça la plupart du temps. Et il faut en plus rendre des comptes ou bien crever là de faim ou d’envie ou d’ennui.

Ma grand-mère est née là où elle habite encore à 84 ans, et elle s’y trouve bien. Dès que ma grand-mère me parle de quelqu’un, elle précise toujours d’où il vient : si c’est un enfant du pays ou non. Mon grand-père, lui, venait de Bona, à 6km de là. C’est un enfant du pays. De Bona. Il s’est ensuite installé à Saint-Benin d’Azy avec ma grand-mère.

On se rencontrait, de Bona à Saint-Benin d’Azy, au bal, sorte de carrefour des gens du pays. Chaque bal à un rayonnement de la grandeur d’une marche à pied raisonnable : une commune, ou deux, voire trois communes rapprochées les unes des autres pour les territoires plus densément peuplés. Dans la Nièvre, une commune regroupe facilement 10 à 15 hameaux. Un bal attire donc des populations qui sont capables de marcher jusqu’à 15km à pied pour rencontrer quelqu’un d’une commune ou d’un hameau voisin. Mon grand-père de la commune de Bona et ma grand-mère de la commune de Saint-Benin se sont rencontrés au bal : lui est de Bona, elle de Saint-Benin. Ca ne pèse pas bien lourd mais quand même, que se soit dit. Là où ça pèse le plus lourd, c’est quand ça se voit comme le nez au milieu de la figure, qu’on vient pas du même sol.

Il y a un médecin Noir qui s’est installé à Saint-Benin. Ma grand-mère raconte qu’elle est allée chez lui pour se faire raccomoder le pouce, et que "même si il est nègre, il soigne aussi bien que les autres". Cet homme est compétent : plus que le médecin de famille, qui n’a pas su diagnostiquer sa fracture de la hanche, qu’elle traine depuis un an sans trop broncher. Le médecin Noir l’a tout de suite vu, lui. Il ne vient pas d’ici mais dans son cas c’est une donnée parallèle, ça ne change rien à sa compétence. Pour ma grand-mère c’est même un mérite supplémentaire : il soigne aussi bien que les autres alors qu’il est Noir, il réussit donc malgré ce handicap, là où d’autres échouent sans lui, comme tel enfant trisomique qui est capable de chanter et même mieux que les autres, il faut l’applaudir deux fois plus fort, ça compte alors même qu’on nous assène qu’il est comme les autres puisqu’il peut chanter comme eux et même mieux. La xénophobie de ma grand-mère s’ajuste en fonction des mérites : ou bien le fait de ne pas être d’ici (de France, de Saint-Benin ou que sais-je) est une circonstance aggravante : « et en plus il n’est pas d’ici », ou bien c’est un mérite supplémentaire : « et pourtant il n’est pas d’ici ». C’est une différence à noter dans tous les cas.

Le racisme est une mise à l’épreuve constante des individus déracinés par ceux qui ne le sont pas. Il faut rendre des comptes si on n’est pas d’ici, on n’a pas le droit à l’erreur sinon c’est qu’on est un sale bougnoule. Dans le langage de la République, rendre des comptes ça se dit : s’intégrer (se fondre le plus possible dans la masse blanche), réussir (être le moins possible dépendant du système de solidarité), et remercier (se débrouiller tout seul, mais en être quand même gré à cette chère France qui vous accueille quand vous n’êtes pas naturellement d’ici). Le droit du sol est un droit de propriété. J’y pense quand je passe la clôture de l’exploitation dans l’espoir qu’ici la flânerie me surprenne enfin.
Peut-on flâner ici ?
On ramasse toute la journée des abricots en rigolant ou en se racontant un peu par où on est passé, et toujours cette séparation entre nous, les Arabes, et vous, les Français. Je m’aperçois que ça fait sens, on ne peut pas faire autrement : l’expérience de déracinement, d’exil de mes collègues, tous arrivés en France passé la majorité, je ne peux pas la partager. C’est un destin qui les fait se rapprocher, forcément. Le mois de juillet dans les champs chaque année, c’est une retrouvaille : parler arabe, parler du bled, parler des français. Vouloir tuer le sentiment communautaire qui anime ces échanges, ça revient au même que nier qu’il puisse exister des expériences rassembleuses, des chemins qu’il est bon de pouvoir partager avec d’autres qui les ont empruntés et les empruntent encore. La séparation qui subsiste entre les arabes vivant à Saint-Marcelin et les français vivant à Saint-Marcelin est réelle, il n’y a que ceux qui la nient, parce qu’elle dérange leur idée identitaire, qui peinent à la nommer : dans les champs j’ai peu à peu pris l’habitude de me mêler aux comparaisons sans fin entre les arabes et les français, j’ai cessé de feindre l’égalité totale des identités devant l’évidence que nos chemins, s’ils se rejoignent dans le champ, sont éloignés à la racine. Je suis la Française et Miloud est l’Arabe, on se raconte d’où l’on vient et par quel chemin on est passé, on va danser ensemble dans la boîte de nuit de Saint-Marcelin.

Dans le langage de la République, s’intégrer doit vouloir dire oublier son passé, nier son exil. Réussir la greffe, rempoter tout ça dans une terre, une cuisine, un terroir, des coutumes bien françaises. Mais un arabe exilé, même transplanté à Saint-Marcelin, reste un blédar. Je ne vois pas où est le problème pour moi, qui suis née en France. Je me situe dans la poupée gigogne du centre, la plus petite : je suis à la campagne alors que je viens de la ville, et ça ne dérange personne de me demander ce que je fiche ici parce que ma présence ne dérange personne même si elle ne va pas de soi. Aller de la ville à la campagne quand on est éduqué, c’est un mouvement contraire. Par contre, personne ne demande aux arabes ce qu’ils fichent ici parce que c’est évident, et parce que personne ne veut avoir affaire à eux.

Dans les rangées, on pousse chacun sa bourrouette, sorte de chimère composée d'une brouette et d'un escabeau, dont certains modèles plus anciens tiennent même du pousse-pousse. On fait la course pour avoir le temps de se rouler une clope en arrivant un peu en avance dans le champ suivant. C’est ce qu’il y a de plus physique, pousser la bourrouette, surtout dans les côtes, quand le sol est inégal, quand la roue peine à passer l’arrête de terre qui sépare les rangées dans l’alignement des troncs.
La bourrouette
Certains de mes collègues cueillent des abricots ici depuis plus de 20 ans ; moi c’est la première année que je viens. Je suis la nouvelle, la française, la fille, la citadine. Quatre identités superposées qui tiennent sur le porte-bagage de mon vélo, que je prend chaque matin pour traverser la portion de collines drômoises qui sépare le camping où j’ai planté ma tente et l’exploitation où je bosse. Dans la côte, en danseuse sur mon vieux vélo, les voitures de mes collègues me klaxonnent chaque matin. Chaque matin à l’arrivée, on me demande si ce n’est pas trop dur de monter la côte pour venir travailler ensuite 8 heures dans les champs sous le cagnard. Je dis que non, ce n’est pas trop dur, c’est même agréable. Je me demande si c’est un choix. Eux ne choisissent pas de travailler ici chaque année. Ils n’ont pas d’autre job. Alors on ne comprend pas que je choisisse de venir travailler ici pour le plaisir de faire du vélo en solitaire dans les collines drômoises l’été et gagner un peu d’argent.

Je me sens libre et je rigole, assise sur mon seau à l’arrière de la camionnette qui nous emmène aux champs, je laisse trainer mes jambes dans le vide et regarde défiler les collines encore bleues de la lumière matinale. L’air est frais, ça sent bon, je suis heureuse de voir le soleil se montrer pour la première fois dans un tournant de colline. Quand je prend une grande bouffée d’air matinal, je souris, j’ai l’impression d’inspirer tout le paysage à l’intérieur de moi. J’ai parfois eu des vagues d’euphorie immenses en dévalant la colline à vélo les bras ouverts, à rire à gorge déployée, à me sentir voler librement dans la beauté et la fraîcheur du lieu, et quand j’y repense, je ne vois pas ce qu’un être humain peut éprouver de mieux que ce sentiment comparable au fait d’être amoureux.

Il y a plein d’expressions populaires qui rendent très bien cette plongée euphorique : se sentir pousser des ailes, être ivre de joie, nager dans le bonheur. On les utilise par exemple dans la publicité. On ne peut pas les employer telles qu’elles, elles sont entièrement dépourvues d’authenticité, et c’est dommage. Si on se mettait à se dire les uns les autres, sur le ton de la confidence, ce que disent les chansons d’amour à grand renfort de levers de soleils et de nature bucolique, on aurait malheureusement l’air de dangereux idiots, alors que ce sont là des sentiments intenses et dignes, qui trouvent une expression malgré tout sensée dans les métaphores les plus rebattues.

Un ami m’a récemment demandé de lui tatouer les mots « lyrisme et alpinisme » sur le bras, deux synonymes pour beauté et liberté. En société urbaine, on dissimule pudiquement la profondeur de tels sentiments par des détours et des clins d’œils humoristiques. Mais on sait bien, dans la solitude, qu’il n’y a que ça de vrai, et que c’est pas pour rien que les chansons populaires ne parlent que de ça depuis les troubadours. Les chansons d’amour, ça sert de porte-voix collectif, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que c’est tout de même curieux ce fossé entre ce qu’on veut bien chanter ou entendre chanté dans tous les bars et les cafés, et ce qu’on veut bien dire à son voisin quand on se promène. Quand on dit que ce qui compte c’est, finalement, le sentiment d’harmonie que procure la beauté, on a l’air d’un con. Il faut être un écrivain juste et fin, comme Nicolas Bouvier ou Charles Juliet, pour arriver à dire des choses pareilles sans avoir l’air d’un moule en plastique. Arriver à les exprimer aurait une force telle, qu’un auditoire surpris dans son quotidien serait probablement transi de gêne plus que transporté d’émotion. Il faut qu’il y ait le biais de la chanson ou de la littérature pour que ça passe, et on va chercher la beauté ailleurs que devant ou à côté de soi. Pourtant il y a des beautés simples qui étreignent aux larmes, et je ne peux que souhaiter à tout homme ou femme de vivre semblable émotion en traversant un doux bocage l’été.
Le bonheur
Sur mon vélo dans les collines drômoises, je sens tout à coup l’évidence que tout est lié. Que la chaîne de cause à conséquence forme non pas une ligne, mais une sphère, une fractale, un choux romanesco, une pelote de laine. La nature autour de moi est une pelote et j’en fais partie. Le tricot que l’on fait avec, lorsqu’un savoir humain tire le fil de la pelote, n’est qu’une interprétation, un résultat, un motif parmi d’autres. Mais comme un pull, il est toujours ajusté à la forme humaine. Le tricot que l’on fait à partir de la pelote du monde est relatif à l’humain et ça ne peut pas être autrement.

En cet instant je savoure l’idée qu’il y a une infinité de possibles, et que je pourrais tout aussi bien changer d’angle de vue comme on change de lunettes. Pourtant, à des moments où cela me serait utile, j’en suis incapable.
Est-ce que le vent souffle à cet instant pour ôter le surplus d’eau qui stagne sur les feuilles des arbres ?
Dans la plaine valentinoise les cultures les plus répandues sont celles du blé, du maïs et du tournesol. D’immenses parterres monochromiques tapissent la vallée jusqu’aux pieds du Vercors, et forment, vu depuis les collines, une couverture en patchwork jaune, vert et ocre. En revenant de Romans-sur-Isère à vélo je longe les champs de tournesols : ils regardent tous dans la même direction, d’un seul mouvement de foule, vers l’écran du soleil. Sur des centaines de mètre je vois la même réplique de nuque, la même tonsure derrière les visages détournés. Il y a un dissident parmi eux : une tête brune me regarde, encadrée de ses cheveux d’or. Je lui donne raison de se soustraire au discours commun.

Le tournesol souffre d’être entièrement résumé par l’image qu’en a produit Van Gogh. On ne peut plus, depuis, penser le tournesol autrement qu’en bouquet sur fond jaune. Un tournesol est avant tout un tableau, avant d’être une plante. Ou bien une monoculture massive. Mais pris isolément, le tournesol a encore des choses à révéler : le satiné de ses pétales, semblables à ceux du bouton d’or qui se reflète sur les cous des enfants, mais d’un jaune moins acide. Le cœur du tournesol est une large sphère brunâtre composée de centaines de petits calices qui fournissent les graines au moment de faner. La tige épaisse est poilue, filandreuse ; les feuilles en forme de cœur sont réparties de manière non symétrique de chaque côté de la tige, et retombent en arc tout le long. Tout le monde identifie spontanément le tournesol à une personne : il y a la tête qui regarde, les bras des feuilles, le buste de la tige. On peut facilement l’imaginer marcher, se saisir de quelque chose et regarder de ci de là, c’est un personnage tout trouvé. Pris dans une foule de semblables il s’immobilise de nouveau et perd de sa personnalité. On passe à côté sans le voir, c’est une unité d’exploitation, on exploite l’huile de ses graines, et les champs de tournesol moribonds en août font peine à voir : ils sont là à crever docilement, et on les fauchera tous d’un seul coup une fois fanés.
Tourne sol
Où que l’on se promène, dès que des arbres en lisière forment une haie ombragée, dès que des arbres en lisière gardent la terre humide, il y a là des fougères. Les fougères sont partout où il y a un sous-bois, et curieusement, je ne me lasse pas de les retrouver partout où je vais, du bocage de la Creuse à celui de la Zad, des collines drômoises aux environs de Bure, de la forêt des Bertranges au Morvan, de la côte Armoricaine au pied du mont Buet, dans une lettre reçue de Nouvelle-Zélande et sur ma cheville droite, jusque sur les pierres aux singes du parc naturel de la Suisse Saxonne, à la frontière entre l’Allemagne et la République Tchèque. Les fougères sont partout, et on toujours été : cette forme de vie inaltérable ne peut que rendre admiratif, mais surtout, la présence immuable des fougères agit comme un repère familier, une étiquette marquant le sens du tricot, ou du grand rouleau sur lequel tout s’écrit et moi avec. Elle me rassure quand je me met à penser que tout part en eau-de-boudin ou à vau-l’eau, comme tu veux.
Fou j'erre
A plat ventre sur ma lecture, je suis distraite par la conversation qui vient du mobile-home de l’autre côté du laurier. La grand-mère y reste jusqu’à mardi, midi ou soir, on verra, ça dépend de la maman. Sa manière de s’adresser à ses petits enfants me fascine et me glace : cette femme est en train de concentrer toute son énergie à paraître calme et détendue, ce qui lui donne un ton au bord de l’explosion. Elle met une tension telle à jouer le repos du campeur sans pouvoir y goûter une seconde, que sa voix se fait lente, articulée, pleine de contrôle pour simuler affreusement une mélodie d’apaisement. De l’autre côté de mon cube en laurier, les petits enfants jouent, crient, inventent toutes sortes de personnages ; quand ils reviennent pour manger au mobile-home, ils font attention à être tout-à-coup calmes et polis, pour ne pas contrarier la concentration usante de leur grand-mère – mais on ne peut pas feindre devant les enfants, et la comédie de la vieille rend leur voix inquiète entre les bruits de couverts.

Dans un univers entièrement pensé et agencé pour le seul but de la détente, l’échec de la grand-mère est insupportable et lui saute aux yeux malgré ses efforts pour le tromper. Cette femme n’a jamais pu se détendre de sa vie entière : elle garde un œil rancunier sur les enfants sans pouvoir rien faire d’autre que vivre pour eux. Je l’entend soupirer. La maman téléphone, est-ce que tout va bien ? Oui oui, les enfants vont bien, je suis fatiguée, je me repose. Quand les enfants sont absents, j’entends le bruit des objets déplacés par la grand-mère. Discrètement, elle est présente dans tous les interstices de l’amusement (manger, vaisselle, décisions horaires, rangement, économie pratique du séjour en camping), et prend son rôle très au sérieux.

Les enfants avancent à pas de loup vers la grand-mère. Ils rusent sans arrêt pour obtenir l’autorisation d’aller jouer le soir avec les autres enfants : et je ne peux pas m’empêcher, à plat ventre sur ma lecture, d’admirer leur savoir-faire. Par leur ruse ils ne trompent personne, mais font preuve de suffisamment d’intelligence et de respect des codes pour mériter d’aller s’amuser encore un peu. Ce qu’on leur demande ce n’est pas d’être sincère, c’est d’être convenables. Ils doivent donc parvenir à traverser une étouffante forêt de codes pour entrer en contact avec les adultes. Ils doivent faire cela pour obtenir d’eux l’autorisation d’en sortir, à l’air libre avec les autres enfants. Ce va-et-vient c’est la vie des enfants du camping.

Au camping les enfants testent et reçoivent tout types de codes. Ils se forcent, ils s’amusent, ils dominent, ils sont impressionnés, indifférents, ils mentent, ils rougissent, ils se noient dans leurs pensées, bref, ils vivent et seront nourris par leur grand-mère à 7h précises.
L’enfance au camping
2016