Combien d'années encore pour avoir tout à fait raison de ce moi qui fait obstacle à tout ?




Au jardin de Rennes, des roses. Des milliers de pompons de toute la gamme des tons chauds du blanc cassé au noir violacé. En passant dans les allées, le parfum est abrutissant, les formes des pétales et les couleurs font mal aux yeux, un clignement nous ferait manquer le spectacle. On a envie de toutes les sentir et les toucher : certaines sont en corolles géométriques d'angles aigus, d'autres en serpentins relâchés dont les pétales flétris tombent comme de tristes cotillons d'une fête qui a mal tourné. Certains rosiers prétendent à la vigueur en grimpant, mais nécessitent le soutient d'un tuteur. D'autres retombent en fontaines molles de roses lymphatiques : il faut les ficher dans des structures suspendues, et les boules de pétales forment alors un système gravitationnel autour du pied central. Sous chaque plante, une pancarte. Des noms qui produisent sur le charme de la roseraie le même effet que leur irruption dans ce court texte : Eddy Mitchel, Céline Dion, Alain Chabat ou encore Michèle Alliot-Marie. Une rupture un peu fâcheuse.


Je suis tombée plus tard sur le texte de Mirbeau : j'avais ressenti dans le jardin le même dégoût de la civilisation, la même honte face à ces associations bêtes et chauvines des chevaliers de la légion d'honneur et des roses qui ne peuvent même pas protester contre ce racket.

Les puissants souillent de leur bave malpropre le timbre-poste du monde qui leur colle aux basques.





Il y a beaucoup d'hortensias en Bretagne. On les voit bordant les maisons dans les villages et faire comme des haies menaçantes d'ennui.

L'hortensia est à la fleur ce que le caniche est au chien : un étendard ridicule de la mort, un motif inventé de la civilisation qui annonce le règne de l'artificiel et du conformisme.

Les hortensias sont des fleurs épaisses, des feuilles épaisses, des buissons épais. Leur couleur de pochette surprise, cyan ou fuchsia, change en fonction de l'acidité du sol : en cas d'inconfort et d'opportunité, l'hortensia retourne sa veste dans un camaïeu grossier ; vivace, l'hortensia se donne en spectacle toute l'année. J'ai envie de couper les têtes des hortensias et de voir dégringoler en confettis leurs pétales secs de papier crépon.


Les journaux disent que les jeunes se mettent à consommer de l'hortensia en substitut du cannabis : « à haute dose, l'hortensia est similaire au Zyklon B ».


Une heureuse association.





Je n'aime pas beaucoup non plus le dahlia. Je le trouve trop criard et chargé, d'un mauvais goût de caoutchouc, dérisoirement ostentatoire dans les jardins des vieux mourants. On peut taper dedans comme dans un putching-ball, la fleur tenace revient toujours à sa place, solidement attachée en haut de la tige durant tout l'été ; comme tout le monde, cette fleur ne résiste pas à la gravitation automnale et son bulbe sommeille sous le champ de bataille en attendant des jours meilleurs. Elle sent mauvais comme la marguerite, une odeur de suc d'herbe coupée et frottée. Elle n'est pas délicate, à peine plus que l'hortensia.

Je les ai plantées petite dans le jardin de ma grand-mère. Mais le jardin de ma grand mère est devenu au fil des morts un jardin de terre défloré par la pique des nains et des fées, des grenouilles de céramique qui coassent quand on passe devant, des moulins de papier plastique aux couleurs fluos et pailletées, des lampes solaires qui s'allument à la tombée de la nuit et qu'il faut vite venir admirer avec des « oh ! » et des « ah ! ».

Ma grand-mère les achète au Camion. Le Camion distribue contre argent les babioles présentées dans le Catalogue, son avatar de papier, dans des suggestions de présentation du plus bel effet. Chaque samedi, ma grand mère se traîne péniblement jusqu'au parking du Prisunic (devenu depuis longtemps un Auchan), envoie son petit-fils aux commissions, et en profite pour flâner devant la camelote et finalement se décider pour une silhouette en fer, un chat épouvantail aux yeux de billes. Ce n'est pas très sérieux, elle n'a pas beaucoup d'argent, et cette audace rajoute à la saveur de l'acquisition.

Je n'en suis pas triste. Ma grand-mère est espiègle, vive et drôle, elle ricane de ses babioles et ne manque jamais d'en parler avec un peu d'ironie, savant mélange de tristesse intolérable et d'amusement enfantin : « Bah, qu'est-ce-tu veux, hein. C'est des babioles, mais enfin bon ». Ma grand mère semble échapper aux pressions existentielles modernes : à l'écart dans son pays nivernais, elle n'observe la marche du monde qu'au rythme des maisons qui s'ajoutent aux côtés de la sienne. « Six nouvelles maisons. Ah bon, pas sept, tu es sure ? ». Je me trouve en face d'elle et de mes œufs mayonnaise et rien de ce que je peux lui dire de ma vie ne trouve sens dans la sienne. La sienne en revanche est désarmante de simplicité – je ne peux pas la saisir non plus. Ma vie est prétentieuse au devant de ma petite personne, quand sa vie est menue derrière sa personne si flamboyante de ne s'en être jamais autant souciée que de celle des autres.

Contrairement à l'hortensia, le dahlia conserve donc à mes yeux une excentricité et une générosité qui en disent long sur la vieille personne qui s'est un jour décidé à en planter dans son jardin.




Il y a des phrases de Nicolas Bouvier qui me font penser à ma grand-mère, et cela me prend au cœur, parce qu'elles sont écrites à propos d'habitants de pays lointains rencontrés aux cours de ses voyages par un type qui a cherché toute sa vie un apaisement de moine zen dans les chahuts du monde :
Je préfère cent fois la société de cette grosse laie à celle de tous les zombies de ma rue tellement consumés en arcanes et mités d'irréalité qu'ils en ont oublié jusqu'au bruit d'un pet.


Moi, par dessus tout, c'est la gaieté qui m'en impose. […] Cette gaieté est une vertu cardinale. Plusieurs fois à Quetta, j'ai vu des vieillards d'une grande noblesse tomber de leur vélo raleigh, terrassés par le rire, parce qu'une plaisanterie lancée d'une boutique les avait atteint au cœur.



ÎLE MOLÈNE

MOALENEZ – l'Île chauve

1200 m x 800m. 60 hectares

Point culminant : 25m

Env. 200 habitants à l'année, 750 l'été, appelés Molénais










Des grappes grasses recouvrent les rochers rosis par petites touches


Herbiage
Les Fleurs
À première vue la végétation de l'île est plus sobre que celle rencontrée en haut de la falaise. Il y a des plantes que l'on connaît, on peut même les nommer : liseron, fougère, pissenlit, coquelicot. D'autres que l'on connaît tellement qu'on ne les voit plus et que personne ne nous a jamais dit comment les nommer. Il y en a que les continentaux ne connaissent pas : la prêle d'hiver, la prêle des bourbiers, des marais ou grande prêle.




En face à 200m, c'est la mer, une embarcation y trafique quelque chose à l'aide de deux bras articulés qui montent haut et se replient au coude. On dirait une araignée de mer avec seulement une paire de pattes, ou une pelleteuse à deux têtes latérales. La machine est bruyante, on entend à la fois un bruit de moteur et le choc métallique des bras articulés qui viennent fouiller le sol sous l'eau comme pour y ramasser quelque chose.

Le butin revient à bord. Se sont des algues, du goémon. On le sèche longtemps avant de le brûler pour récolter ce qui sert en pharmacie ou dans la fabrication du verre. Le goémon a longtemps été la seule source de revenu des îliens qui le récoltaient chaque été à marrée basse : les travailleurs logeaient dans des bicoques de pierre abritées sous une barque retournée, il en reste des exemplaires sur la presqu'île de l'autre côté.

À l'aide de jumelles j'y ai observé deux vieilles trimardes en train de ramasser le goémon et de le mettre dans des bassines en plastique de couleur passée. La presqu'île n'est accessible qu'à marrée basse – les deux femmes y passeront la nuit sous leur fichu et leur bicoques de tôle et de pierre, séchant au vent salé au même rythme que le goémon. On trouve dans les herbes hautes de l'île des fours à goémon antiques, des sillons bordés de pierre.




J'entre dans la seule boutique de l'île : on y vend des cosmétiques à base de goémon. Un coup d’œil poli, plus aux prix qu'aux produits, avant de s'approcher du comptoir pour causer un peu avec le type qui se trouve derrière. Il a une de ces têtes dont on ne peut pas se rappeler après une heure sans la voir. Je suis intriguée par ces algues, ici on ne voit que ça : le type ne peut pas me renseigner, il est visiblement gêné, moi aussi, je n'ai adressé la parole à personne depuis la veille.

Un job d'été comme un autre, on manque de formation même pour promouvoir les produits à base d'algue que l'on vend sur la seule île suffisamment dépossédée pour avoir l'idée d'en faire un label et penser s'en faire un gagne-pain. Les produits sont fabriqués à Brest. J'articule péniblement un au revoir que je voulais sonore pour me sentir en compagnie.



Sur le sentier côtier, des touristes passent en petit pelotons, ils portent des sacs à dos à lanières et des shorts comme moi. Rien ne peut laisser dire avec certitude si ceux qui n'en portent pas et qui se déplacent seuls sont des habitants (des îliens).




Un couple de jeunes ados saute de rocher en rocher en s'arrêtant pieds joints après chaque bond, on se penche sur ses pieds, il y a partout quelque chose à regarder de plus près, un détail de la roche, une bestiole qui court, un éclat de coquillage. Quand on se relève on voit l'immensité, passer du petit au grand comme ça fait tourner la tête, il faut alors faire attention à ne pas tomber de son rocher.




Le ciel est immense, plus qu'ailleurs. Quand on est assis sur un point de la côte, on peut voir la ligne d'horizon s'étendre en continu jusqu'à la moitié de la circonférence de l'île. C'est très difficile de savoir comment couper le paysage pour en faire un dessin. Observer longtemps les détails de surfaces immenses et éloignées donne le tournis ; c'est peut-être pour ça que je fais dans le détail des petites surfaces végétales au creux de ma main. Le vertige du petit est moins existentiel que celui de la mer, des montagnes ou du ciel : alors je simplifie ce qui est grand, en le réduisant au contraste des ombres et de la lumière.






























Un goéland plane juste devant. Il bât des ailes à contre-vent, chancelle dans les airs comme un ivrogne sur la terre. À gauche il vole, à droite il plane, selon le sens du vent. On voit les muscles du dos de l'oiseau sous son plumage car à cette heure la luminosité blanche du soleil rend l'ombre plus noire. Le goéland décline toute une gamme d'effets vocaux. Cela rappelle tantôt le phoque tantôt la poule. Un autre goéland rapplique aussitôt, se pose à côté du premier sur le rocher, échange quelques cris et gazouillis puis repart.


Le premier reste tranquille à présent.




Sieste sous la tente, 40°. Accroché une serviette de bain en travers de l'ouverture pour arrêter le soleil et laisser passer le vent. Je me réveille presque étonnée de ne pas avoir séché comme le goémon pendant mon sommeil. Un rai de lumière m'a laissé une brûlure transversale derrière les genoux, je la sens en passant les ronces.




16h48 – Le soleil ne semble pas vouloir redescendre. À cette hauteur l'ombre est noire et rare : il n'y a pas d'arbre. Je marche jusqu'au port pour trouver de l'eau et un parasol, « chez Rachel ». La marée est montée pendant la sieste, sur le chemin je vois l'eau turquoise translucide par dessus les galets blancs. Les visiteurs de passage sur l'île pour une demi-journée vont rejoindre le bateau. Il y a quelques autres campeurs, mais pas de camping, on plante sa tente sur des grands carrés d'herbe rase vaguement délimités par des petits murets de pierre ou des haies de ronce, à côté de l'océan, là où il n'y a pas de maison. On n'entend que le vent et les oiseaux qui piaillent sans arrêt.




Quand on marche dans les sentiers les sandales récoltent des crottes de lapins qui roulent sous les orteils. Les promeneurs en se croisant ne savent pas s'ils doivent se saluer : un bonjour risquerait de troubler la quiétude du lieu, de sonner comme une offense sortie d'un appareil trivial souillant la beauté de la nature. L'humain déconcerté se fait discret, on s'échange des regards furtifs, des bonjours atones du bout des lèvres. Cinq heures que je suis sur l'île et la solitude étrangle déjà la voix pour raviver le dialogue à soi-même.



J'ai peur d'une insomnie car ma tête est déjà trop pleine de ma propre voix, mes yeux trop pleins de ce qu'ils voient. Je veux dormir à poings fermés, alors j'ai besoin de courir, je fais le tour de l'île en courant, je saute sur les rochers dévale les sentiers balance les bras souffle fort et m'arrête partout et veut courir partout mais aucune surface n'est assez grande je butte. Entre mes pieds : des petites baignoires d'eau salée, je me vois dedans et les petits poissons aussi les petites algues les petits organismes c'est une mer miniature qui fait imaginer la mer, la vraie, la grande, celle où vivent les calamars géants. Dans un vertige de la vie et des profondeurs je relève la tête le soleil est bas les couleurs acides et brillantes comme des rais de néons orange entre les nuages j'étourdis tout est beau je n'en peux plus je ferme les yeux mais je m'entend toujours et je ne sais pas ni me taire ni parler, je piétine de nouveau et progresse mains et pieds en avant.




Lors de mon déplacement sur le pourtour de l'île ronde, je pense aux panoramas du XIXe siècle peints en trompe l’œil. Le paysage défile par le regard et fini par se rejoindre à l'endroit où on rejoint le point de départ par l'arrière, la ligne d'horizon se rejoint aussi et c'est comme si le centre de l'île était le centre du monde qui se déploie en cercles concentriques à l'infini.

La géographie ici à quelque chose de circulaire : de nombreux points sont les centres d'un déploiement d'ondes, d'un rayonnement graphique imaginaire. Un phare est un centre, un rocher est un centre dont le premier cercle concentrique est formé des vagues autour qui se rapprochent et s'éloignent, l'île ronde est le mésocarpe le sable est l'albédo l'écume le péricarpe ou zeste. Chaque poisson en retombant de son saut aspire les ondes des vaguelettes en tourbillon.

Lyon n'est pas construite comme cela contrairement à presque toutes les autres villes que je connais, et dont le plan urbain est un cercle découpé en quartier et en couches successives, comme un agrume. Le dénivelé arrête Lyon à l'ouest ; sur la côte bretonne, les falaises continentales arrêtent la mer et arrêtent le déploiement des cercles. On retourne alors à une autre cartographie beaucoup plus anguleuse et désordonnée qui tient plus du champ de bataille que du fruit.



Sur l'île d'Ouessant les algues recouvrent complètement les rochers par endroit. On dirait un énorme entassement de têtes chevelues puantes et luisantes. Des insectes volants semblent y trouver une nourriture riche. Une petite fille ramasse une algue vert pomme qu'elle traîne par les cheveux.

La maman n'a pas confiance : les autres algues sont noires. La petite doit lâcher sa prise, mais dès que la mère a le dos tourné, elle met l'algue dans son seau où elle est gardée de côté en attendant d'intégrer le brouet de la sorcette.













Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses.

Il dirigea ses pensées dans ce sens ; il n’eut point à chercher longtemps, à aller loin, puisque sa maison était située au beau milieu du pays des grands horticulteurs. Il s’en fut tout bonnement visiter les serres de l’avenue de Châtillon et de la vallée d’Aunay, revint éreinté, la bourse vide, émerveillé des folies de végétation qu’il avait vues, ne pensant plus qu’aux espèces qu’il avait acquises, hanté sans trêve par des souvenirs de corbeilles magnifiques et bizarres.

Deux jours après, les voitures arrivèrent.

Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses emplettes, une à une.

Les jardiniers descendirent de leurs carrioles une collection de Caladiums qui appuyaient sur des tiges turgides et velues d’énormes feuilles, de la forme d’un cœur ; tout en conservant entre eux un air de parenté, aucun ne se répétait.

Il y en avait d’extraordinaires, des rosâtres, tels que le Virginale qui semblait découpé dans de la toile vernie, dans du taffetas gommé d’Angleterre ; de tout blancs, tels que l’Albane, qui paraissait taillé dans la plèvre transparente d’un bœuf, dans la vessie diaphane d’un porc ; quelques-uns, surtout le Madame Mame, imitaient le zinc, parodiaient des morceaux de métal estampé, teints en vert empereur, salis par des gouttes de peinture à l’huile, par des taches de minium et de céruse ; ceux-ci, comme le Bosphore, donnaient l’illusion d’un calicot empesé, caillouté de cramoisi et de vert myrte ; ceux-là, comme l’Aurore Boréale, étalaient une feuille couleur de viande crue, striée de côtes pourpre, de fibrilles violacées, une feuille tuméfiée, suant le vin bleu et le sang.

Avec l’Albane, l’Aurore présentait les deux notes extrêmes du tempérament, l’apoplexie et la chlorose de cette plante.

Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés ; elles affectaient, cette fois, une apparence de peau factice sillonnée de fausses veines ; et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres ; d’autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment ; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures ; d’autres encore, montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres ; quelques-unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme.

Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes, plus monstrueuses que lorsqu’il les avait surprises, confondues avec d’autres, ainsi que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des serres.

À 15 ans je découvrais ces pages sur les fleurs improbables. Je ne me souviens pas avoir lu quelque chose de plus fascinant que ça : il y a là la nature et l'artifice, le végétal et la chair dans autant de couleurs, de formes et de matières - mais par dessus tout des mots. J'y voyais le pouvoir du langage de façonner une esthétique qui n'est rien d'autre qu'un regard sur le monde, à rebours de ce qu'on a pu appeler l'art pour l'art - catégorie qui, pour moi, correspond vaguement à de la déco bien que cette idée de gratuité détachée du monde ne puisse faire sens, étant simplement et totalement humaine. Les mots et les idées sont le monde, ils n’évoluent pas à côté, ils ne se calquent pas non plus dessus, il le font. Huysmans fait là tout un monde et je ne parle pas de littérature. Ce texte parle de la nature comme d'un artifice, et inversement, car c'est bien de cela qu'il s'agit ; c'est une idée neuve de la fin de siècle qui contredit paradoxalement les siècles antérieurs, où prévalait le culte de l'imitation de la nature, et donc la séparation tenace entre nature et culture, la première étant supérieure par essence mais nécessitant d'être domptée dans ses formes rebelles par la civilisation porteuse de lumière et d'ordre.

Le retournement entre ces valeurs de nature et d'artifice dans À Rebours est propre à démasquer le factice d'une dialectique qui s'est mise en place dans l'histoire des idées occidentales : j'en ai eu le sentiment, pas encore les mots et les idées, mais on y arrive. Ce premier émoi esthétique est inséparable d'un sentiment politique, d'une vision du monde naissante. Ces deux aspects, pris eux-aussi trop souvent dans une dialectique biaisée, dans des jugements de valeurs comme si l'un jouait forcément contre l'autre, je ne souhaite pas les séparer car ils ont éclos ensemble en moi, en même temps que le sentiment esthétique du beau dans le laid et du laid dans le beau.

Il est amusant de voir que tant de gens considèrent a priori les fleurs comme un simple motif bucolique ou comme un intérêt hippie pour le champêtre ; depuis Les Fleurs du mal de Baudelaire, le végétal est intervenu dans des créations qui ont tenté un regard dépassant les oppositions culture/nature ou amour/mort, en bref de contrer la norme classique. Le Jardin des supplices de Mirbeau est un lieu où la torture se mêle au parfum des fleurs, où la chair et les os écartelés des suppliciés se retrouve dans les arabesques sensuelles des végétaux. Ce thème de la fleur cruelle et érotique est repris plus tard par Naked City (Torture Garden, Leng Tch'e et sa pochette du supplice des 100 morceaux cher à Bataille pour la jouissance exprimée dans le visage de la victime) ou par SPK, et ces deux groupes ont produit une musique urbaine et dérangeante, radicalement anti-classique. C'est l'idée éculée mais finalement pas si vieille que l'esthétisme moderne est oxymorique et anti-académique, et qui fait que des gens aiment avoir mal aux oreilles en écoutant de la noise. Rajouter une fleur par dessus, c'est déjà un peu plus déviant que de rajouter un pot d'échappement même si tout le monde a compris le truc sans trop d'efforts. J'ai fais l'expérience à Rennes que la contemplation des roses peut mener à rêver de bombes dès qu'on y colle une étiquette « label France ».

En parallèle à la lecture d’À Rebours, il y avait dans ma chaîne un disque de SPK, Zamia Lehmanni, qui est un hommage à ce roman. C'est un disque que j'écoute encore, et qui ne ressemble à aucun autre, dans l'effet qu'il produit sur moi. J'y retrouve le factice de la mauvaise production, du bricolage, du cheapos qui a mal vieilli mais qui pour moi ne saurait être autrement. La musique en question est un collage d'ambiances, une sorte de voyage un peu kitsch dans le temps et l'espace sans qu'on ai jamais l'impression de décoller de la chambre de Graham Raevell qui a dû bidouiller ça comme il pouvait chez ses parents. En gros ça marche pas et pourtant ça marche, comme les fleurs de Des Esseintes qui sont fausses en imitant le naturel puis naturelles en imitant le faux.

C'est facile : il y a des chants traditionnels, des percussions africaines, du piano de salon et des crissements de voie ferrée côte à côte, c'est le monde sur une galette et parce que c'est pas prétentieux et un peu inquiétant c'est encore plus le monde, ça a cette naïveté occidentale de dire comme les cubistes que les arts primitifs (le bon sauvage) sont plus vrais, plus proches de la nature et partant de là plus à même de botter le cul des bourgeois et de leurs artifices de salon, et cette idée, curieusement, va parfaitement avec celle que les bruits de la métropole et de l'usine sont également propres à faire saigner les oreilles réactionnaires. Je lui pardonne sans savoir pourquoi ; j'ai beau essayer, je ne comprendrai sans doute jamais comment un disque aussi incohérent (les poètes maudits, les références fin de siècle, les samples tribaux, la noise et le piano-bar, même pas peur) me touche aussi directement. Peut-être que c'est parce qu'on y retrouve le même fouillis que dans les fleurs de Des Esseintes : pour moi, ouvrir À Rebours et glisser Zamia Lehmanni dans ma chaîne, c'était comme ouvrir la porte du bric-à-brac du monde, ça veut rien dire, y'en a partout, ça fait du bruit, c'est un peu ridicule comme quand la serpillière nous tombe sur la tête quand on ouvre la porte du placard à balais, il faut pas se laisser décontenancer par le choc et quand on reprend ses esprit, tout ce que ça dit c'est « waouh » et « putain » quand c'est pas juste « monde de merde ». Si on se met à penser le truc on démêle forcément petit à petit, le tout c'est de rien avoir à chercher de précis, sinon on jette tout par dessus bord dans un joyeux bordel sans prendre le temps de regarder ce qui s'y passe et de ranger après, jusqu'à ce qu'on trouve ce qu'on cherche (du pain et des jeux) et qu'on s'asseye bien calé dessus pour surtout pas se laisser démonter, comme la civilisation occidentale continue de le faire. Cynisme ou lâcheté, ça prend en général après l'adolescence, quand on n'a plus la curiosité de ne pas savoir ce qu'on cherche.

Nicolas Bouvier en fait un Usage du monde, livre magique qui m'a accompagné pendant mon petit voyage en Bretagne, et qui l'a fait autant que les mots font le monde autour et en dedans de soi.
Nicolas Bouvier,




Le Poisson Scorpion




Fanzine

2013
Le Jardin des supplices occupe au centre de la Prison un immense espace en quadrilatère, fermé par des murs dont on ne voit plus la pierre, que couvre un épais revêtement d’arbustes sarmenteux et de plantes grimpantes. Il fut créé vers le milieu du siècle dernier par Li-Pé-Hang, surintendant des jardins impériaux, le plus savant botaniste qu’ait eu la Chine. On peut consulter, dans les collections du Musée Guimet, maints ouvrages qui consacrent sa gloire et de très curieuses estampes où sont relatés ses plus illustres travaux. Les admirables jardins de Kiew — les seuls qui nous contentent en Europe — lui doivent beaucoup, au point de vue technique, et aussi au point de vue de l’ornementation florale et de l’architecture paysagiste. Mais ils sont loin encore de la beauté pure des modèles chinois. Selon les dires de Clara, il leur manque cette attraction de haut goût qu’on y ait mêlé les supplices à l’horticulture, le sang aux fleurs.

Il n’est point rare de rencontrer dans nos parterres un iris, par exemple, baptisé : Le général Archinard !… Il est des narcisses — des narcisses ! — qui se dénomment grotesquement : Le Triomphe du Président Félix Faure ; des roses trémières qui, sans protester, acceptent l’appellation ridicule de : Deuil de Monsieur Thiers ; des violettes, de timides, frileuses et exquises violettes à qui les noms du général Skobeleff et de l’amiral Avellan n’ont pas semblé d’injurieux sobriquets !… Les fleurs, toute beauté, toute lumière et toute joie… toute caresse aussi, évoquant les moustaches grognonnes et les lourdes basanes d’un soldat, ou bien le toupet parlementaire d’un ministre !… Les fleurs affichant des opinions politiques, servant à diffuser les propagandes électorales !… À quelles aberrations, à quelles déchéances intellectuelles peuvent bien correspondre de pareils blasphèmes, et de tels attentats à la divinité des choses ? S’il était possible qu’un être assez dénué d’âme éprouvât de la haine pour les fleurs, les jardiniers européens et, en particulier, les jardiniers français, eussent justifié ce paradoxe, inconcevablement sacrilège !…




Octave Mirbeau,




Le Jardin des Supplices




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Dérives
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L'Usage du Monde




Le Poisson-Scorpion




Nicolas Bouvier,




Nicolas Bouvier,




Qui voit Molène voit sa peine




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Dédicaces
Joris Karl Huysmans,
À Rebours