MANAUS - DRESDEN

13 sept. 2016 à 04:47

Ici tout suinte, de mon corps aux murs de la salle de bain, en passant par les bananes trop mûres que j’ai ramené de la forêt.
La télé que Rita (mémé chiante) m’a prêtée grésille et ne capte qu’une seule chaîne. Moi qui pensais tra­vailler mon portugais, me voilà confrontée à la dure réalité des télé-novelas : même sous couvert d’intérêt linguistique, c’est chiant.
MANAUS - DRESDEN

20 sept. 2016 à 02:31

Quelques jours que je traîne une fièvre latente, mal aux amygdales et courbatures. Je dors mal et je transpire dans mon lit au matelas inconfortable, finis souvent la nuit par terre. Même la clim’ qui fait un bruit d’enfer n’arrive pas à faire descendre la tempé­rature dans mon perchoir.
Je suis allée faire un tour alors que la nuit tombait. Orage qui se prépare dans le ciel, ambiance de fin du monde autour des gens qui n’en ont rien à foutre. L’air est lourd et on étouffe, les chiens aboient plus fort que d’habitude. Ici pas d’agonie interminable du soleil. Il tombe d’un coup, dans un déchirement de couleurs violentes. Souvent les nuages masquent sa chute.
Je remonte une rue grouillante de monde, atmos­phère lourde et pesante, vacarme des bus et des voi­tures, odeurs fortes, parfois de nourriture, parfois d’ordures ou de pisse. Au milieu de la foule qui attend à l’arrêt de bus une femme complètement nue, qui marmonne des choses incompréhensibles en riant. Elle a l’air aveugle.
Cette ville a la fièvre aussi. Et moi je suis folle.
DRESDEN - MANAUS

20 sept 2016 à 15:31

J’adore te lire, si cela peut te réconforter dans ta fièvre.
Tu es encore connectée au monde, ne t’en fais pas : et quelque part je suis sure que cet état de perdition dans un espace-temps étrange et lourd t’inspire. J’es­père que tu n’es pas trop seule, c’est ça qui rend fou surtout, en plus de la clim’ et de la mémé chiante.
A l’inverse totale je porte déjà deux paires de chaus­settes et la précieuse polaire noire que tu m’a filée, colonisée par les poils blancs de la chatte qui vit avec nous. Nous sommes huit habitants d’une immense maison, c’est la fin de l’été et les colocs reviennent au compte-goutte de leurs voyages. Je les rencontre pro­gressivement depuis jeudi, les uns après les autres, et je me sens déjà chez moi. La coloc existe depuis quinze ans et entasse des quantités de choses qui me sont bien utiles, quitte à les retaper dans l’atelier (dont elle dispose bien évidemment, ainsi que d’une salle des fêtes avec bar et baby foot).
L’humeur générale est à la joie, la coloc s’appelle «Pension Fröhlich» jusque sur sa boîte aux lettres. Pas de cynisme, pas de regard plissé ici : ma joie éclate avec celle des autres, la drôlerie enfantine remplace avantageusement l’humour pince-sans-rire ou gro­gnon des mots français. Je pense déjà en allemand, personne ne parle français et je progresse extrême­ment vite sur mes acquis déterrés. J’ai le sentiment que personne ne m’a encore jamais vue aussi gaie et à l’aise, moi non plus peut-être, tout-à-coup je me sens grandie et bien dans mes pompes, un monde s’offre à moi et j’y suis d’humeur généreuse.
J’espère que t’auras la même chatte que moi bébé : barre-toi vite de ton perchoir avant de perdre la boule, respire un grand coup. L’air est épais pour le moment on dirait...
En parlant d’épaisseur, hier je suis tombée par ha­sard sur une manif Pegida à Dresde. J’en avais enten­du parler, mais j’ai compris qu’ils se rassemblent tous les lundis depuis deux ans avec leurs drapeaux et leur sono haineuse, et franchement ça fout les glandes. C’est vraiment choquant de voir des jeunes des vieux porter des drapeaux ouvertement nationalistes, dans le plus pur style hitlerien, avec du Wagner en fond et des flambeaux (je n’invente rien). Il y a aussi des bourgeois que les réfugiés inquiètent sans qu’on comprenne vraiment pourquoi : climat tendu sur la question des migrants, et pareil, en France ça fait pas la une malgré la merde à Calais, et ici on n’entend pra­tiquement que ça alors qu’on peine à croiser un Noir dans ces villes d’Allemagne de l’Est. J’ai posé quelques questions à une femme qui m’avait l’air sympathique aux abords du rassemblement ; elle m’a conseillé de me barrer d’ici si je ne voulais pas avoir d’ennuis.
Dresde est berlinoise au Nord : courettes décorées, façades peinturlurées, des shop «vegan» de partout, des gens fluos et des magasins de bouffe bio. Le reste est très bourgeois dans l’ancien style baroque : la 8 vieille ville est une reconstitution de ce qu’il y avait avant que tout ne parte en fumée dans le grand bom­bardement de 45.
J’ai atterri ici par le train-couchette : un délice, qui s’est passé exactement comme je l’imaginais dans le cliché parfait. Me suis endormie voluptueusement sur une lecture de Walser et ouvert l’oeil à chaque arrêt, pour regarder les voyageurs sur le quais et les toits des gares en fer et en verre. Un inconnu a dormi dans le même compartiment que moi, je ne sais pas à quelle gare il est monté. On s’est rencontré le matin au réveil : un type très classe, la cinquantaine, cultivé, doux dans sa pensée. Il joue du violoncelle dans l’or­chestre national à Prague ; on a parlé bouquin et de nos espoirs je crois. J’ai pas pu m’empêcher de pen­ser qu’il aurait fait un amant parfait la veille dans ce wagon-couchette ; j’ai encore perdu une bonne oc­case de me la jouer grand cinéma. Il a pris une photo de moi, et on a échangés nos mails un peu émus par cette rencontre.
MANAUS – DRESDEN

7 oct. 2016 à 19:29

Est-ce que t’as déjà couché avec un mec pour son chat ?
Bisous embrumés mais heureux, j’ai une sacrée tête dans le cul et je dois rendre mon appart aujourd’hui et déménager pour une maison de théâtreux gays qui habitent dans le quartier des putes et qui s’appelle Casa do Chico.
Bientôt des nouvelles plus suivies.
Tu peux te foutre de ma gueule, j’apprends à dan­ser la bossa.
DRESDEN – MANAUS

1er nov. 2016 à 06:38

Merci pour ça, ça fait quatre jours que j’ai pas ri et ça m’a fait un peu pouffer. C’est pas la première fois que tu me tires de la grisaille.
J’arrive pas non plus à me poser cinq minutes pour te raconter mes dernières non-aventures dans le froid et le gris. Bof, pas grave. Je reprends le boulot au­jourd’hui, GOTT SEI DANK.

Hâte de lire que tu sues,

PS : jamais couché avec un mec pour son chat, je les aime pas trop. Par contre j’ai couché la semaine dernière avec un certain Felix, de loin le mec le plus BG de la ville, genre mannequin Calvin Klein. C’était nul. Mais j’ai quand même envie de le revoir par nar­cissisme. Et aussi parce qu’il a mes boucles d’oreilles.
MANAUS - DRESDEN

13 sept. 2016 à 05:35

Trop contentes de se barrer - déjà ! - de la ville étouffante et bruyante, A. l’autre stagiaire française en poste à Manaus et moi on saute dans le bus tôt samedi matin avec F. et nous voilà partis vers l’ouest sous une pluie battante et tiède. Au fur et à mesure que Manaus s’éloigne, j’hallucine de la route : c’est un ruban de bitume déroulé en plein milieu de la fo­rêt, absolument rectiligne, et qui résiste tant bien que mal aux assauts incessants des lianes et des arbres tout autour. C’est à la fois triste et super classe, tu te dis que tu traverse un endroit qui n’aurait jamais dû voir une route... On enquille la forêt à 100km/h, les sacs plastiques et les détritus en tout genre voisinent avec les bananiers et les manguiers.

Au bout de deux heures, on arrive à Presidente Fi­gueiredo pour changer de bus et on en profite pour bouffer le meilleur encas d’Amazonie : une galette de tapioca fourrée avec un fromage au goût aigre et au tucumão, un fruit orange fluo dont je serai bien in­capable de dire à quoi ça ressemble, si ce n’est que c’est ni sucré ni salé (dédidace à cuisine des terroirs). Les gens sont cuivrés, encore plus qu’à Manaus; ou alors c’est juste qu’ils ne sont plus habillés en citadins mais en gars et filles des campagnes, comprendre : des tongs dépareillées, des t-shirts sales pour les gars et pour les filles, un mélange explosif entre des habits putassiers fluo et des nippes trouées.
Nouveau bus, qui s’arrête sur demande pour des­servir les différentes «comunidades» au bord de la route, des regroupements d’habitations auxquels on accède en quittant la route principale et en emprun­tant une piste défoncée, pleine d’ornières et de boue rouge. On finit par s’arrêter au kilomètre 1116, c’est là que vit T. , le fameux pote. F. nous explique que le kilométrage correspond à la distance qui sépare Manaus du Venezuela. Un peu classe d’avoir comme adresse... Ça fait penser un genre de route mythique, comme la Route 66 (je ne sais même plus ce qu’elle relie d’ailleurs).

T. est un genre d’ovni, brésilien-japonais à l’âge in­définissable (35-40 ans ?) qui a tout plaqué pour venir s’installer en Amazonie et construire sa cabane. Ou plutôt ses cabanes, il en a trois qui s’éloignent cha­cune un peu plus de la route. Il nous accueille avec ses chiens, son bol de maté, torse poil et barbe de pion­nier, ça change de l’ambiance des rues de Manaus. On visite ses cabanes successives, ce mec est un génie et un bourreau de travail : en quelques années il a construit deux cabanes perchées sur pilotis avec le bois de la forêt, il a lui même fait les planches à partir des troncs avec pour tout matos une vieille tronçon­neuse et des machettes. C’est un genre d’intello per­ché, qui écoute des vinyles récupérés sur un tourne disque qu’il a rafistolé avec des bouts de fil de fer en fumant une pipe énorme qui pue la mort. Il nous parle aussi de Baudelaire avant de claquer un gros mollard sur le sol de sa maison que s’empressent de lécher ses chiens. Après le maté et la première cabane (qui est en fait une maison en dur, la seule qui existait quand il a acheté le terrain), on s’enfonce dans la forêt par un petit sentier et je m’aperçois que T. marche pieds nus. En fait il ne met de chaussures qu’à l’intérieur de la première maison, pour éviter j’imagine de toucher le ciment et de marcher dans sa propre bave. C’est ce qu’on finit par faire aussi : impossible de marcher en tongs quand t’as les pieds mouillés (le sol de la forêt est trempé en permanence) et du coup marcher pieds nus est la solution la plus sûre pour éviter de te casser la gueule.
La deuxième cabane c’est sa chambre : une pièce sur pilotis remplie de livres poussiéreux dans toutes les langues et d’instruments de musique. Là, T. nous propose de sniffer du tabac avec un système d’au­to-prise : c’est une branche coudée qu’il a creusé pour faire un tube : on s’en colle une dans la narine et l’autre dans la bouche et on se souffle la poudre de tabac dans le nez. C’est infâme et ça fait comme une diarrhée brûlante et acide dans l’arrière du crâne. C’est assez rigolo de voir les autres se souffler dans le nez et grimacer en se tapant la tête. On fume aussi des tarboules roulés dans des feuille de je ne sais pas trop quelle plante. Une fois de plus je me fais avoir et je suis complètement défoncée en quelques lattes : les brésiliens ne mettent pas de tabac dans leurs joints.

F. et T. parlent entre eux et assez vite, je ne capte pas grand chose mais j’attrape une phrase au passage : « Vamos tomar o chà a noite » . À plusieurs reprises, je les entends parler du chà sans trop comprendre. Et puis on se dirige vers la troisième cabane, encore plus loin dans la forêt, là où les poids-lourds qui foncent sur la route font comme un grondement sourd et in­quiétant, qui se mêle aux bruits de la forêt et qui pour­rait être celui d’un gros animal en colère. C’est super bruyant la forêt : un beau bordel à la fois anarchique et profondément cohérent, roucoulements d’oiseaux qui font comme une goutte qui tombe, de crapauds qui chantent, de singes hurleurs qu’on entend au loin, de grésillements d’insectes... tout ça comme une res­piration.
Le troisième carbet est encore en construction, mais ça a vraiment de la gueule. Il y a un four pour faire la farine de tapioca, un pressoir artisanal avec un vélo récupéré et une petite scierie au rez-de-chaus­sée, et à l’étage des hamacs. Le tout complètement ouvert sur la forêt et les plantations de T. : bananiers, manioc, herbes en tout genre, manguiers, agaves. Ma petite âme de jardinière écolo en est toute émue. On redescend, T. nous montre un arbuste aux feuilles ver­nissées, vert foncé : c’est l’arbre du chà. A. demande, T. sourit : l’ayahuasca bien sûr. Il faut mélanger les feuilles de cette arbre avec une autre liane, qu’il cultive un peu plus loin, laisser fermenter dans une bouteille fermée. F. et lui vont en prendre ce soir. On est conviées, si on veut.
Moi j’hésite. Un peu peur de prendre ce truc sans m’y être préparée, sans savoir pourquoi, au milieu de gens que je connais que depuis quelques jours ou quelques heures. Peur de me retrouver toute seule et de flipper. Que ce soit un bad trip, un vrai. A. non plus n’est pas chaude. Elle n’a jamais pris de L.S.D. ni de cham­pis et elle n’est pas trop du style à se défoncer la tronche tous les week-end. Et puis petit à petit, la curiosité l’emporte. Je me dis que si l’occasion se pré­sente là, maintenant, c’est qu’il faut y aller. J’ai l’im­pression qu’on est tous pris d’une espèce de frisson. Celui des gens qui savent que le soir même, il boiront le chà. L’après-midi passe en douceur, on mange un énorme poisson grillé à la braise avec du manioc et des herbes, on boit le jus épais et sucré des bananes mélangées à la mélasse, au gingembre et au cacao. Puis on fait la sieste dans les hamacs, entourés par la chaleur moite et les bruits de la forêt. La chaleur, justement, n’est pas aussi pesante qu’à Manaus. Elle n’est pas chargée de la pollution des voitures ni des haleines puantes de la ville. C’est une chaleur faite de transpiration de feuille, de boue, de vapeur. Une cha­leur végétale. La brume monte, les bruits changent. Les oiseaux s’agitent et s’envolent. La lumière tombe. Quand T. remonte nous réveiller c’est la nuit, on voit la lune qui nous rigole à la tronche avec le sourire du chat de Lewis Caroll, c’est vrai qu’on est tout près de la ligne d’équateur.

Chacun se prépare, en silence. On met des habits un peu plus chauds pour la nuit, T. allume une bou­gie, prépare des verres. On récite avec lui un couplet dont je ne me rappelle pas grand chose, si ce n’est qu’on conclut par un truc du genre «Paz, amor e sin­ceridade». On boit d’un trait le liquide épais, légère­ment amer, pas si désagréable. Le chà est frais, T. l’a préparé la veille. Apparemment fermenté c’est une autre histoire.
Chacun regagne son hamac et T. met de la musique. Il en passera une partie de la nuit, et d’autres fois il chantera, nous accompagnant dans le voyage.

Dans l’obscurité j’attends, le hamac refermé sur moi comme un cocon. Au moins, je n’aurais pas le temps de me poser trop de question : le chà monte vite, je me met à frissonner et une sensation bizarre m’envahit la bouche et la gorge. Mon corps s’engour­dit, devient de plus en plus lourd, je me sens comme paralysée dans mon hamac, incapable de bouger le petit doigt. Mon esprit rétrécit dans mon corps, les bruits de la forêt s’estompent et un grésillement continu les remplace. Le chà monte et s’empare de moi, ça grésille de plus en plus et derrière mes yeux fermés je vois des motifs géométriques qui foncent vers moi à toute allure. C’est une course effrénée vers je ne sais quoi, je me sens partir et bon dieu que c’est FORT ! J’ai peur de me perdre à jamais dans l’espace, de tomber dans le vide, j’essaye de me rassurer en me disant que le chà me guide, qu’il faut que j’aille là où je vais. Jamais, avec aucune autre drogue je n’ai connu une telle montée. T. nous parle, de très loin, nous de­mande si ça va. J’arrive à prononcer quelques mots, les dents serrées, je me mélange dans les phrases du rituel, ça fait rigoler les autres, ouf, je ré-atterris un peu.

Après le mur du son, les montagnes russes. La vi­tesse ralentit un peu mais tout commence à tourner autour de moi. Le moindre mouvement dans le ha­mac provoque des balancements sans fin, des tour­noiements qui me soulèvent le coeur. Je crève de froid et je grelotte, j’arrive tant bien que mal à attraper le duvet que T. a laissé à côté de mon hamac, je m’y blottis. Sensations d’inconfort, j’essaie de trouver une position plus agréable pour laisser passer la tempête, je me roule en boule comme un foetus en remuant la tête, les yeux fermés. Mon cerveau fonce, dérape, soliloque dans des débats épuisants et ridicules. Je m’en veux, je m’énerve et me déteste, incapable de me focaliser sur quelque chose de pur. Mon esprit s’accroche à des choses sans consistance, je me vois penser à des détails prosaïques, à des hésitations binaires, ma pensée enferme des choses dans des boites de plus en plus grande, puis dans des coffres de voitures, puis dans des maisons, ridicules poupées gigognes de la vacuité. Mon délire est cyclique, je me rappelle à intervalles réguliers que ah oui, je pensais à ça et puis tout repart à nouveau, je suis ballotée par des flots qui m’emportent et me ramènent au rivage. J’entends F. vomir à grands bruits à côté de moi. J’ai moi-même le bide en vrac, et c’est depuis quelques temps un débat sans fin dans ma tête sur le fait d’ar­river à me lever et de descendre aux chiottes. Finale­ment je me redresse, sors du hamac et titube jusqu’à l’escalier, que je descends comme une somnambule, la frontale dans ma main faisant des éclairs dont j’in­terroge la provenance avant de me rappeler que je tiens la lampe dans ma main...

J’arrive en bas, et je zone au milieu des planches et des outils, je n’arrive plus à savoir où est le seau que T. a amené pour faire office de chiottes, un hoquet me prend et j’ai à peine le temps de marcher vers les bananiers que je gerbe à plusieurs reprises, je crois même que je me suis un peu chiée dessus (yessssss !). Le chà pousse, en haut et en bas, je m’éloigne dans les bananiers pour chier là, tant pis pour les chiottes. J’ai l’impression de me vider entièrement, la sensa­tion n’est ni agréable ni désagréable, je me sens juste mal à l’aise à l’idée que les autres se demandent ce que je fous en bas. Je ne sais pas combien de temps je reste à tâtonner, à vomir, A. descend aussi et je la vois comme moi, marcher comme une somnambule. Elle a peur et je la rassure tant bien que mal, c’est si difficile de sortir de soi pour parler.
Je finis par remonter dans le hamac et retourner dans mon cocon de pensées vides, T. chante des mé­lopées en passant près de chacun d’entre nous. J’ai l’impression qu’il donne un balancement très léger à mon hamac quand il passe, comme une berceuse. Ça me rassure et je me fixe là-dessus. (Le lendemain il me dira qu’il n’a jamais fait ça, et que c’était nous-même qui faisions bouger les hamacs des uns et des autres, puisqu’ils étaient arrimés aux mêmes piliers). Mes pensées se voilent, s’apaisent petit à petit. Je som­nole, demeure dans un état de conscience lointaine. Silence absolu. Les crapauds se sont tus, les insectes aussi. Et même les mugissements des camions pas­sant sur la route. La brume monte dans l’aube. Les bananiers sont verts tendres, la brume est blanche et cotonneuse. Je suis prise d’une grande félicité. Celle d’être là, simplement. Sans besoin de questions qui tordent et qui épuisent. Premier matin. Celui de l’éveil dans la pureté. Celui de la chance toute entière, de l’innocence. Je souris aux choses à travers le hamac. Comme si tout n’avait été qu’un rêve.
Me rendort.

La journée d’après est passée pleine de douceur et de rires, on a mangé des petites bananes près du feu en se levant, puis le reste du poisson grillé avec d’autres légumes, d’autres fruits. Je suis retournée marcher dans la forêt, me suis baignée dans un igara­pé (petite rivière) à l’eau tiède, regardé des insectes aussi beaux qu’étranges. Le soir, on a mangé encore, des sushis version amazonienne. Un régal.

Je regrette un peu de n’avoir pas pu orienter mon voyage avec l’ayuahuasca, d’être restée prisonnière d’un tourbillon un peu vain. Mais c’était comme un rite de bienvenue, qui marquait notre arrivée à Manaus. Je ré-essayerais bien, plus tard. T. a dit qu’on pouvait revenir quand on voulait. C’est un type étrange, qui parle un peu trop et qui a ses vérités en bon céliba­taire casanier qu’il est. Mais pourquoi pas.
Et me voilà de retour dans la ville et le petit studio étouffant. Je devrais commencer à donner des cours d’ici deux semaines, mais rien n’est fixé, rien n’est clair. Tant mieux, je suis pas pressée. Malgré moi j’en­vie un peu A. l’autre stagiaire, qui vit avec sa coordina­trice dans une maison géniale avec douche et barbeuc dans le jardin, cinq chats, des graffs aux murs et des potes qui passent tout le temps boire des coups. Je vais me barrer de cette «kitnet» où je tourne en rond. La proprio est aux petits oignons, trop même, elle me prend le bras pour traverser la rue et m’interdit de sortir le soir, sonne pour m’amener des gâteaux à 7 heures du matin. Aujourd’hui elle m’a offert une tasse avec mon nom écrit dessus. Il a fallu que je la montre aux collègues, j’en riais sincèrement tant ce moment était absurde. Mais l’appart’ est pas cher et c’est dans le centre. Vamos ver. Je vais quand même essayer de trouver une piaule ailleurs.

Et comment ça va par chez toi ? T’as intérêt à don­ner de tes nouvelles après une éructation pareille.

Tienne,
Dresden - Manaus

19 oct. 2016 à 01 : 15

On a l’air bien seules tiens, les deux françaises avec leur accent charmant. Mes colocs me disent : t’as un bonus, quand je leur raconte un peu lasse que j’ai en­core pris un numéro de téléphone dont je me fiche pas mal. Le bonus c’est : seule + femme + potable + Française. Super.

Mon coloc a passé neuf jours au Portugal, à mar­cher sur la plage et se taper des gamines via Tinder, et en revenant ce con savait pas ce que c’était que le bacalhau. On s’entend bien, c’est le coloc avec qui je passe le plus de temps, celui qui se donne le plus de mal pour me faire découvrir Dresde, me faire rencontrer des gens, me faire danser et me bourrer la gueule. On rentrait parfois tard tous les deux à se marrer, main dans la main.

On rentrait, parce que depuis on a pris un trip en­semble dans la forêt, et ça a été le début de la fin. C’est parti pour un nouveau récit de perche, après l’ayahuasca en Amazonie voici le LSD dans une forêt en Allemagne, un peu moins bandant. Je vais pas pou­voir rivaliser avec ton brûlot mais ça vaut le coup de s’y attarder un peu.

Les trips du coloc dataient de trois ans et atten­daient une bonne occase pour être pris, et l’occase c’était moi y’a trois semaines. On prend une moitié et au bout d’une demie-heure toujours rien, on se dit qu’ils sont sûrement trop vieux, que ça nous fera au­cun effet. On prend la deuxième moitié histoire d’en avoir le cœur net. Je rigole en disant que c’est un clas­sique, de tout prendre en pensant que ça fera rien et de se retrouver ultra perché, et bien sûr c’est ce qui arrive.

Ça arrive quand on finit par sortir de la forêt, après une heure et demie de marche, pour déboucher sur une vieille carrière de calcaire, un trou en spirale en­touré de forêt, avec des machines énormes au milieu tout en bas, et leurs gueules de monstres. Comme si la drogue attendait qu’on ait trouvé le lieu idéal pour entrer en scène et donner son plus beau spectacle.
C’est pas monté d’un coup : c’est venu petit à petit jusqu’à ce que je sois complètement à l’ouest, au point de plus avoir assez de recul pour me dire que je suis défoncée. Le décor et moi dedans c’est une perception pas tellement différente du rêve. Je peux juste choisir entre : errer en rigolant / me concentrer sur la roche de la carrière pour la voir bou­ger, s’animer en fractales, voir des arabesques dans la roche jaune, des chorégraphies sans fin de fougères qui s’enroulent et se déroulent.

Je ris à en pleurer, je frissonne, tantôt je m’extasie tantôt je suis à l’ouest, hagarde. Je m’allonge sur un bloc de ciment au fond de la carrière pour calmer un peu le trop plein, je sais que j’ai froid mais je peux plus tellement bouger, au bout d’un moment M. vient me chercher et on s’ébroue un peu. Bizarrement en me relevant ça va, je peux bouger et même courir, sauter, je marche sur les corniches de sable et fait le toboggan sur les pentes de la carrière. On fait le tour et tout est beau, j’ai enfin cette sensation d’être dans un film intense, c’est à la hauteur de ce que je désire de plus beau et je le vis.

Ça s’intensifie encore quand la tempête arrive : le ciel devient tout à coup noir, les nuages précis bougent à toute vitesse au dessus de nous, non loin de là on découvre une décharge pleine de décombres de la D.D.R. comme des baignoires soviétiques ou de l’électroménager, et ça éclate d’un coup, pluie torren­tielle. On est pas bien couverts et j’ai mon ordi avec moi dans mon sac, faut revenir à la carrière, se mettre à l’abri sous les gueules des monstres en bas.
Tout à coup j’ai le sentiment qu’on est mal barré et qu’on ferait mieux de se tirer vite fait, je dis qu’il faut courir retrouver la ville et rentrer, il va faire nuit, on est seul et sans lumière, défoncé, transi de froid et d’eau, on devrait pas rester ici. M. me dit qu’il sait où aller pour retrouver la ville mais j’ai pas confiance : il est aussi défoncé que moi mais il fait le mec qui assure, je le sens baratiner pour me rassurer et j’aime pas ça, j’ai pas besoin d’être rassurée, je veux qu’il y ait un peu de drame là dedans, que ça soit excitant, je savoure la panique. Lui il sent pas cet état, on est un peu décalés.

On court dans la forêt, trempés, dans la boue, je sens qu’on est perdus mais ça m’inquiète pas. Par goût du cinéma je cours après des gens que je vois au loin et crie en agitant les bras : « Ich habe mich verfahren !», ce qui veut dire que je me suis perdue, mais en voiture, alors que je suis à pied. Je fais peur aux gens, ils comprennent pas ce que je baragouine. M. arrive pour rattraper le coup, ça fonctionne et on nous indique le chemin. M. dit qu’il savait, mais je le crois toujours pas. Je me méfie de lui, sans savoir pourquoi. M. fait toujours des blagues à mon sujet, des demies- blagues, qui sous-entendent que je lui plaît. Il me taquine mais là, défoncée, ça m’énerve et ça me met mal à l’aise.
On finit par sortir de la forêt, et là faut encore marcher sous la pluie, les phares de voitures et le bruit pour choper un tram. J’envisage cette nouvelle épreuve de la confrontation avec les passagers à 19 heures avec amusement, tout en sachant que ça sera pas une mince affaire d’avoir une mise correcte. Je suis au début de la redescente : je rigole par accès, si­non je suis dans ma tête, à l’ouest, mais déterminée à marcher vite. Dans le tram je pose ma tête sur l’épaule de M. et ferme les yeux en serrant les dents, le temps que ça passe. On finit par sortir, soulagement absolu, ce jour là c’est la fête de la réunification Allemande et ça se passe à Dresde, y’a des flics partout, des gens partout, c’est vraiment pas le moment de se balader foncedé.

Arrivés à la maison je me douche, j’enfile des frin­gues sèches et chaudes, je me mets en situation op­timale pour la phase redescente-musique-tisane. M. passe de la musique, une musique qui me plait pas du tout, et qui sur le coup m’est carrément insuppor­table. Je capte que ça va pas être facile. Je prends ma tisane et je me casse dans ma chambre écouter ce qui me plaît, mais j’y suis trop seule alors je remonte vers M. Je fais ce manège un certain nombre de fois, je gère pas les redescentes, pas celle ci en tout cas, parce que je suis toujours pas à l’aise avec M. Je nous sens pas raccord et ça me fais chier. J’ai plein de sou­venirs qui me remontent, je veux en parler mais je galère parce que je me sens pas écoutée, je me sens affreusement seule, alors je finis par le dire comme on jette une bouteille à la mer. M. se penche pour chan­ger de musique, je supporte plus cet écran d’ordi. Je lui en veux d’être là et de ne pas contrer ma solitude.

J’hésite pendant encore deux heures insuppor­tables, bouffe un truc, vais et viens, et finis par de­mander à M. si je peux m’allonger dans son lit. Je veux rester dans la musique et ne pas être seule. Il me dit que quand on demande ça, ça implique qu’on donne autre chose. Là dessus je pète un plomb : j’ai peur de lui, je veux surtout pas qu’il me touche. Je galère à parler et je pense que ma gueule en dit bien assez long. Il me dit qu’il a simplement voulu me prévenir qu’en allemand c’est comme ça qu’on l’interprète, mais je crois pas à son excuse linguistique. Il a voulu tenter le coup et je sais pas vraiment pourquoi mais ça me dégoûte à mort. Je me casse de là, et une fois dans ma piaule j’ai encore peur, je tourne et me re­tourne deux heures dans mon lit en me disant que c’est de la merde, que ça va passer mais que ce qui vient d’arriver avec M. c’est de la merde, on saura pas comment se parler demain.

Il est parti au Portugal ensuite, et moi à Cologne. Depuis son retour je suis fermée, lui aussi. On a dé­marré sur les chapeaux de roues lui et moi, le genre de relation ultra-forte dès le départ qui se casse la gueule assez vite sur une méfiance soudaine de ma part.

Dans ton colis il y avait : un rouge à lèvre sombre comme tu voulais, des capotes, des herbes de Pro­vence, des magazines de fille, des fringues, des cail­loux glanés dans les Alpes. C’est marrant de se dire que ces choses existent encore mais qu’on ne sait pas où elles sont. Il y a aussi un livre de Marguerite Duras, Le Marin de Gibraltar. Je l’ai relu y’a pas longtemps, la première fois je l’ai lu quand je pensais à quelqu’un que j’aimais, avec la ferme intention de ne pas le lui dire. Je lui ai dit trois ans plus tard quand on a couché ensemble. Je ne l’aimais plus à ce moment là. Et j’ai dé­couvert qu’il avait la même odeur que mon père, ce qui est très troublant comme tu peux l’imaginer.

J’aimerais bien te voir l’été prochain. La France c’est beau putain, je m’en rend compte quand ici je prend le train une heure le matin, une heure le soir dans un paysage de cultures de choux et de brouillard, comme dans les films soviétiques. Usines, énormes bâtisses abandonnées, supermarchés en tôle et pistes cyclables.

Bécots,
MANAUS - DRESDEN

1er nov. 2016 à 15 : 47

Juste un petit conseil doctissimo express : ça fait quoi une mycose ?

J’ai la chatte on fire depuis quelques jours, ça me brûle et genre de petits boutons sur les bords des lèvres (miam).
Je me tartine de Monazol une fois par jour et j’ai pris un ovule du même nom, restes de ce que j’ai dans ma trousse à pharma. Des conseils ?

Oui, je sue.
DRESDEN - MANAUS

1er nov. 2016 à 16 : 18

Ça fait combien de temps que t’as pris l’ovule et que tu te caresses avec du Monazol hmmm ?

Des petits boutons, franchement c’est le stade ultime. Rarement vu ça, mais vu ça quand même.
Après un ovule c’est radical en principe...

Tu met des capotes ? (c’est pas pour te faire la mo­rale, c’est juste que la mycose ça vient même avec, alors qu’une chtouille en principe est par là évitée.)
DRESDEN - MANAUS

3 nov. 2016 à 09 : 57

Je t’écris depuis le C.D.I. du lycée, il fait froid mais beau, c’est le sogenannte Goldenesherbst. Ca me fait du bien de bosser. C’est foutrement long à démarrer cette année a Dresde, trois semaines de vacances fau­chée, une semaine de boulot, de nouveau deux se­maines de vacances fauchée.

J’écris souvent par contre, et je fantasme un petit recueil Manaus-Dresde sur le mode bouffon. Je dé­couvre Rabelais qui me sauve la vie, c’est fou ce que j’ai pu me racornir, et là tout ce grotesque du bas cor­porel ça me ravive un peu.

Je suis allée au sauna avec un de mes colocs, deux semaines plus tard il a enfin osé me demander si toutes les françaises avaient «so ein Busch», traduire : un putain de buisson de poil entre les jambes. Je lui ai demandé si sa question était sérieuse. Elle l’était. Je crois que je l’ai choqué. Depuis je peux pas m’empê­cher de penser que si F. me répond pas c’est à cause du bush.
MANAUS - DRESDEN

4 nov. 2016 à 15 : 54

Je sors de chez le médico après trois heures d’at­tente, je tombe sur une connasse de gynéco évangé­liste qui me dit que si j’ai une infection c’est sûrement pas à cause des mecs sales qui me sont passés dessus mais à cause de :

1. mon stérilet
2. le fait que je ne sois pas mariée
3. mon épilation inexistante (alors qu’au prix de maintes souffrances, j’essaie tant bien que mal d’ôter les poils qui dépassent de ma culotte, chose que je n’avais pas faite depuis plusieurs années)

Choc des cultures bonjour.

C’est extrêmement frustrant d’essayer de m’éner­ver avec la tête dans le cul et dans une langue qui n’est pas la mienne. J’ai quand même réussi à lui faire comprendre que je lui chiais à la raie (poilue).

Dans la rue, je repense en souriant à ton «so ein Busch». On va tous les étouffer avec nos poils Fanny.
MANAUS - DRESDEN

8 nov. 2016 à 22 : 38

Depuis quelques semaines je batifole avec le cha­man, le mec cinglé qui vit en ermite dans la forêt et qui traduit Blanqui et Bataille en buvant de l’ayahusca pour rester focus.
Suis retournée le voir dans son antre le week-end dernier. On a sillonné la Transamazonienne sur sa moto branlante avec la demi-lune qui nous souriait, la brume tiédasse et les odeurs de fruits pourris. On s’est baigné dans des mares d’eau orange avec des poissons tout doux qui venaient nous frôler le ventre. On a dormi dans son perchoir au milieu des arbres, les chauves-souris venaient caresser la moustiquaire pendant qu’on matait un film.

Je donnerais cher pour voir un peu ta gueule, et qu’on aille s’en jeter quelques-uns dans un hangar gris et froid à Dresde.
DRESDEN - MANAUS

9 nov. 2016 à 21:38

Je vais vendre du vin chaud à la buvette du marché de Noël.
















(juste pour tacler ton exotisme noix de coco, BITCH)
DRESDEN - MANAUS

12 nov. 2016 à 23:23

Je bois du gingembre au sucre de radis (étonnante mélasse produite dans ces steppes glacées et vendue 40 cts le pot) en écoutant Aaliyah, que j’arrive enfin à bien orthographier.

Je traîne avec S. un étudiant en architecture venu de Syrie y’a 2 ans. Il est marrant : il a peur des chats faut croire, hier la chatte lui est montée dessus alors qu’il me racontait que la maison de ses parents avait été bombardée et il était vraiment pas rassuré (à cause de la chatte). Comique. On se raconte nos ado­lescences, en allemand, et ça me fais plaiz’ de traî­ner avec quelqu’un qui regarde l’Allemagne depuis un point de vue pas allemand. On a pas du tout les mêmes souvenirs mais bizarrement on se retrouve pas mal dans le présent. C’est bien parti pour qu’il m’apprenne un peu d’arabe et qu’on devienne co­pains comme cochons (il a une meuf).
Tu vas le revoir ton chaman ? Se baigner à poil dans l’Amazonie ça se refuse pas moi j’dis.

T’es :
MANAUS - DRESDEN

12 nov. 2016 à 23:45

PUTAIN J’étais en train d’écouter cette chanson.
DRESDEN - MANAUS

12 nov. 2016 à 23:51

C PAS VRAI
MANAUS - DRESDEN

4 dec. 2016 à 18 : 52

Je me demande comment est ton ciel gris à toi.
Ici c’est étrange, quand le ciel est couvert on se croirait presque en Normandie ou sur la côte picarde, c’est du Turner version 38°C.
MANAUS - DRESDEN

16 dec. 2016 à 04:52

En même temps je vois pas trop comment j’arri­verais à te parler d’autres choses que de gars, étant donné que je tombe amoureuse trois fois par semaine et que je brise des coeurs en série… Je comprends pas comment j’arrive à soutenir ce rythme dingue, j’ai l’impression de ne vivre que pour donner et recevoir des oeillades langoureuses dans la rue, sur le bateau, dans les bleds que je traverse.

Le coup des yeux bleus y fait pour beaucoup, les gens m’arrêtent dans la rue pour me demander si je porte des lentilles. Mon ego va en prendre un sacré coup quand je vais rentrer au pays des peaux blanches en Europe putain.

À force de m’entendre répéter que je suis «linda» je le deviens un peu je pense, c’est fou la confiance en soi que ça donne les compliments. Ouais je pense que je suis grave bonne, même si j’ai bien du prendre cinq kilos depuis que je suis ici. La farine de manioc, le poisson et les feijão ça n’aide pas. Dernier amou­rachement en date : S., un amazonien qui envoie du lourd quand il sourit, un genre de beatnik à la peau cuivré, prof d’anglais qui a lâché son taf pour se lancer dans le tourisme. Il propose des virées «alternatives» dans la forêt en mode hamac, rando et poisson cru. Quand je suis montée dans sa voiture, une fiat rouge cubique aussi belle qu’un lego, il a mis Brian Jones­town Massacre à donf, c’était dur de résister. Putain un mec qui écoute ce genre de zik ici c’est tellement
rare ! Pas que je n’aime pas la bossa ou le funk mais au bout d’un moment bon. Je lui ai fait écouter les Space­men 3 et il était ouf, on a parlé des Velvet en buvant des cachaça-cupuaçu.

C’est le pied putain ici meuf, mais j’ai toujours cette impression de bâcler tout ce que j’entame et de ne pas réussir à approfondir grand chose. Je ne connais de la ville que les quartiers centraux qui craignent pas trop, j’ai pas vu de macaques ni de dauphins roses, je n’ai passé que de rares moments en forêt. Mes vacances commencent demain et j’ai une pote stagiaire elle aussi avec l’ambassade (ton éponyme) qui débarque, c’est le bordel et rien n’est prêt, j’ai une montagne de trucs à faire sans compter les cours de M2 FLE que je n’ai absolument pas ouverts, mais on va faire aller.
Il faut que j’achète mon billet retour Colombie-Ma­naus, pour être sûre d’y arriver un jour et de rejoindre P. Le week-end dernier je suis retournée voir le cha­man, et j’ai repris de l’ayahuasca. Autre trip, beau­coup plus soft mais très agréable. Mais je n’arrive pas à lâcher le contrôle, à voyager comme le racontent les gens dans leurs récits initiatiques plus ou moins foireux sur les blogs de voyage.
J’aime de plus en plus T. le traducteur fou et je crois qu’il m’aime bien aussi, je voulais retourner le voir la semaine qui arrive mais S. me propose de m’emmener en forêt pêcher des piranhas et apprivoiser des taren­tules. Je sens que ça va être facile à gérer tout ça.

Abraço,
DRESDEN - MANAUS

16 dec. 2016 à 10:18

Ce que je trouve le plus fou c’est que t’arrives en­core à penser à ta vieille pote qui sort de deux ans de torture psychologique à cause d’un type et te parle plus de migrants que de conquêtes. Je t’en suis gré, et remédions tout de suite à ça : Malgré le handicap du climat, je me sens bonne aussi.

Halleluja, je fricote enfin avec un mec cool, mon genre de mec absolu même : regard bleu sombre et cerné sous sweat à capuche, marcel blanc et colliers de pétasse, grand pif et belles lèvres un peu épaisses, sale caractère, bonne baise, un peu badass, un peu marrant.

On passe du temps à se marrer comme deux cons, à écouter Tribe Called Quest la nuit en fumant des spliffs sur le canapé, et à se regarder dans les yeux en se disant tout étonnés qu’on est bien ensemble. Quand on sort enfin de la piaule on a l’impression que le monde nous fait la révérence et on lui répond par des doigts d’honneur, tu vois le genre. On fait les dé­tachés aussi, pour pas se dire qu’on s’aime vraiment bien, on se fait croire qu’on a autre chose à foutre que d’envoyer un texto quand on passe dans le quartier ; piteuse loi du plus fort, fierté de merde, désir intense. Comme à chaque fois qu’un garçon me plait je passe­rais bien tout mon temps avec lui, mais alors on pour­rait plus se croiser par hasard dans la rue, en se disant que c’est un signe. Quand je flashe sur quelqu’un je me vois assez vite en duo infernal, pas trop du genre à enchaîner les conquêtes comme tu le fais. Je suis structurellement beaucoup trop seule pour ça (et trop vieille).

Si j’étais au Brésil je pourrais pas m’empêcher de triturer les plaies de ce pays dans tous les sens même par 38°. On se refait pas.

Baiser vegan techno fallafel,
MANAUS - DRESDEN

16 fev. 2017 à 22:59

Fannette,

Tu serais fière de moi ces temps-ci. Je me mets à faire des choses que j’aurai cru impossibles, telles me lever à 6 heures 20 du mat’ pour aller courir avant d’aller travailler, ou bien lire consciencieusement en portugais (certes des B.D. pour enfant) tous les soirs avant d’éteindre la lumière à 22 heures.
C’est qu’il fait tellement chaud ici que tout activité impliquant un déplacement même minime ne peut se réaliser qu’entre six heures, heure où le soleil se lève dans une espèce de vapeur chaude de brouillard, et huit heures (et encore il vaut mieux se tenir à l’ombre, il fait déjà plus de 30°). Après mes ultimes moments de débauche à Belém (nuits de décadence ; baise, for­ró, cachaça et tatouage dans la rue) , j’avais bien envie de m’offrir une retraite monastique, et le charmant bourg de Parintins est un peu l’endroit idéal. J’y suis pour encore une semaine, je donne des cours de fran­çais dans un des campus de l’I.F.A.M. (l'I.U.T. pour lequel je bosse) . Ambiance étrange ici, j’ai pas envie de tomber dans le cliché Depardon (qui est d’ailleurs photographe hahaha) mais on retrouve exactement cette atmosphère pesante, brutale et morne qui est caractéristique des bleds de campagne profonde. Plouc. Tu vois ?

Faut dire qu’ici l’isolement prend tout son sens, on est au beau milieu de l’Amazonie alors les seuls moyens de communication avec l’extérieur (via Ma­naus ou Belém) sont le bateau ou l’avion. L’aéroport est fermé pour une durée indéterminée, on m’a expli­qué que c’est à cause de la prolifération des Urubus (les vautours amazoniens) qui empêchent les avions d’atterrir et de décoller. L’aéroport est construit juste à côté de la décharge (qui se situe elle-même sur un terrain attenant au campus de l’U.E.A., l’université d’État), où les camions-poubelles viennent décharger le contenu de la merde (essentiellement du plastique et des arêtes de poisson) produite par les habitants tous les jours. Du coup ne reste que le bateau.
Il y a les rapides, les lanches qui mettent entre six et sept heures pour rallier Manaus. C’est comme ça que je suis venue. Et il y a les autres, beaucoup moins chers (mais chers quand même) qui se traînent comme de grosses chaussettes sur le fleuve, ceux où tu accroches ton hamac et tu te résignes à regarder passer les berges pendant trois, quatre jours en bouf­fant tous les jours la même tambouille infecte, riz, viande et haricots cuisinés à l’eau du fleuve.

La ville ne vit que pour la fête du Boi Bumba, un affrontement traditionnel entre deux boeufs légen­daires. Il y a le Boi Caprichoso en bleu, et le Boi Ga­rantido en rouge. Les habitants se déchirent pour un camp ou pour l’autre et les répétitions ont lieu toute l’année avec des musiques, des choré. Un grand spectacle a lieu au mois de juin, c’est une attraction nationalement reconnue et des milliers de gens se ramènent à Parintins pour voir ça, c’est une grosse beuverie de plusieurs semaines que n’égale même pas le Carnaval. Quand je cours dans la ville sous le regard médusé/défiant/pervers des habitants, je passe devant les Bumbodromes de chacun des camps : des constructions immenses en béton mal achevées et démesurées par rapport au reste de la ville, au des­sus desquelles planent des vautours. Avant de partir il faut que je fasse quelques photos.

Je suis logée dans la maison du directeur de l’I.F.A.M. de Parintins, M. Gutenberg, en vacances. J’ai fini par comprendre en ouvrant les placards que c’était un vieux garçon qui ne savait ni cuisiner ni la­ver ses fringues ni faire le ménage, la maison est qua­siment vide sauf quelques meubles en plastiques dis­posés au centre des pièces. Ça résonne quand je parle ou quand je pète. J’aime bien cette maison, moche comme la plupart des intérieurs brésiliens que j’ai vu. Je m’y balade à poil en suant en pensant à la tête du directeur s’il me voyait téter des bières en écoutant les Spacemen 3.

Il est précisé dans mon contrat que mon héberge­ment et mon alimentation doivent être pris en charge par le campus qui m’accueille ici. Au début le mec du service compta a un peu fait la tronche, et finalement ils me payent un repas par jour, plus des cafés à volon­té sur le campus.Pas mal, surtout que je ne pourrais pas manger midi et soir de la tambouille qu’on me sert, à savoir invariablement de la viande OU saucisse OU poulet grillé + pâtes + riz + purée lyophilisée + farine de manioc + deux feuilles de salades.

Depuis hier, je me fais livrer mon repas du midi ou du soir en « Marmitex », c’est-à-dire un récipient ther­mos qui garde la bouffe chaude. J’adore ce mot. Mon hôte absent, M. le Professeur Gutenberg se fait livrer sa bouffe avec ce système midi et soir, depuis presque 30 ans. Je sais pas comment il a réussi à survivre à un tel régime aussi longtemps sans mourir d’ennui ou de gastrite. Faut dire qu’au Brésil un repas digne de ce nom ne se passe pas du trio infernal riz/haricot/pâtes, autrement dit arroz/ feijão/macarrão. La vieille bigote qui cuisine la bouffe lave aussi le linge et fait le mé­nage de M. Gutenberg. Moi, naïvement, je demande « Mais M. le Professeur, il est célibataire ? » Apparem­ment non, mais sa femme ne cuisine pas bien, elle ne sait pas y faire avec les choses de la maison. Alors elle cuisine pour elle-même et sa nièce, et M. le Profes­seur va manger son Marmitex arrosé d’un bon Baré (le Coca local). Bon.

Un autre truc marrant, je me fais trimballer par un chauffeur dans tous mes déplacements, il vient me chercher pour aller en cours et klaxonne devant le portail. C’est une jeep dernier cri avec la clim à 17°C et une playlist de musique américaine, je pense que c’est la voiture d’apparat du campus avec laquelle ils vont chercher les hôtes de marque, mais du coup je comprends un peu pourquoi le campus n’a pas de fric pour payer la cantine aux élèves en difficulté. Je tchatche pas mal avec le mec, un indien aux lunettes noires et à la voix toute douce, très « pro ». Limite s’ils lui font pas porter des gants blancs. C’est complète­ment surréaliste de rouler dans la ville à bord de ce vaisseau spatial aux couleurs de l’I.F.A.M. et du Minis­tère de la Justice (je n’ai pas encore compris le lien).

Ça me fait plutôt marrer, toutes ces incohérences. J’ai même plus peur quand on frôle des gamins en scooter à 70 à l’heure en pleine ville, ou quand le chien qu’on allait à coup sûr écraser se tire de sous les pneus avec un grognement de flemme.
Je crois que bien malgré moi je rentre plutôt pas mal dans le rôle de la prof française exotique, sérieuse et mignonne. J’ajoute une touche chic à ce campus, les élèves me dévisagent avec avidité, les filles chu­chotent sur mon passage (je les soupçonne de cri­tiquer mes cheveux courts) et les mecs se donnent des coups de coudes, pendant que les professeurs essaient de m’enchaîner avec des blagues grasses ou balbutient deux mots de français. Aujourd’hui une nuée de filles s’est abattue sur la table où je déjeunais en gloussant, elles voulaient savoir si je portais des lentilles pour avoir les yeux de cette couleur. Qu’est-ce que je peux faire après tout ? Le français est la langue de l’amour, j’habite à Paris et tous les français ont les yeux bleus (j’en suis la preuve). Mais je n’ai pas peur des terroristes, ça au moins ils me laissent le dire.

Il faut que je prépare le cours de cet aprèm, et que je commence à bosser pour le M2 de FLE. Pas ouvert les cours jusqu’ici, pas contacté ma directrice de mé­moire, mais je reste confiante. L’an dernier ils l’ont donné à tout le monde, histoire de pas faire baisser la fac dans les statistiques.

Raconte Dresde ! Je peux passer t’y voir en juin ?

Câlins,
DRESDEN - MANAUS

2 mars 2017 à 19:19

J’ai réussi à m’extirper de sous la couverture, à le­ver mon corps de ce morceau de canapé où je me blottis depuis une heure ou deux, deux plutôt, au bord du sommeil, juste au bord, là où la bande de pensée mériterait le plus d’être enregistrée peut-être, là où l’on se dit qu’on est trop loin des mouvements des objets et des meubles, trop loin des autres qui existent, eux, trop loin pour arriver à se saisir d’un stylo, et que c’est bien dommage peut-être parce qu’il y a là quelque chose.

Le fil a disparu. Les images justes sont évaporées dans l’effort qu’il m’a fallu faire pour me sortir de là et écrire.
À toi bien sûr.

J’entends encore dans les écouteurs ce bruit blanc d’un vieil enregistrement, avec par dessus le claque­ment d’un mécanisme d’orgue, par dessus encore le son qui sort des tuyaux, un son au hasard, sans struc­ture reconnaissable.

Dans une semaine j’ai 28 ans. 28 ans et toujours pas assimilé les contraintes, toujours pas trouvé que les choses autour étaient adaptées. Elles ne le sont pas, je le sais. Peu importe que ça soit vrai ou pas d’ailleurs : c’est une question de dignité, pas de vé­rité. Il n’y a que ça qui compte et je résiste invaria­blement, je me maintiens vaille que vaille dans la so­litude qui a conscience d’elle même, j’ai beau faire semblant, mener la vie la plus attendue possible, tenter de sourire et d’avoir des activités tout comme ceux qui semblent mener la vie d’une manière fluide et résolue, ça coince. Parfois ça roule : je me sens dans le monde, avec les autres, c’est adapté. Puis le jour suivant ça coince. C’est comme ça depuis (toujours ?) puis c’est aussi de pire en pire alors que ça devrait être de mieux en mieux à l’âge de 28 ans. Mieux en mieux de quoi, j’en sais rien, plus adapté en somme, c’est ça qui est attendu.

Est-ce que tu as cédé à la contrainte, ou est-ce que t’as décidé que non, tu ne voulais plus tolérer de de­voir faire un truc qui n’a pas de sens pour toi ? J’ai cru devoir me mettre du côté des redresseurs ; ça ne fait aucune différence, on sait bien pourquoi on se plie ou pas, à des moments. On sait bien que notre vie sera palpitante de toute façon.

Embrasements,
MANAUS - DRESDEN

10 mars 2017 à 17:14

Et déglutis ce bon gros paquet de tripes roses et fumantes, régalez-vous mes petites chattes : F. , P. , A.

Vous me pardonnerez cette lettre collective qui s’adresse autant aux unes qu’aux autres, et à qui je dédie cette pièce dégoulinante d’amour et de foutre : « É oito ou oitenta ».

Ici le carnaval s’achève. Les derniers fêtards cuvent leur restes de cachaça à la maison ou au bar avec les copains. Manaus est déserte, y’a une drôle d’ambiance dans l’air, assez sinistre. Il paraît que la semaine qui suit le carnaval est celle où le taux de criminalité est le plus élevé. Euphorie de la fête qui retombe, pas­sions pailletées qui partent en lambeaux. Les masques tombent. On s’insulte, on crie, les yeux injectés de sang. Je prenais tout ça un peu de haut, le carnaval et ses fantaisies, les filles magnifiques auréolées de plumes de paon dansant la samba, les confettis, les blocos de percussions. Et les paixões de carnaval.
Je rentrais tout juste de Parintins, petite ville de l’in­térieur de l’Amazonie où j’avais passé deux semaines à confire dans un quotidien assez chiant – donner des cours et les préparer, m’efforcer à me lever aux au­rores pour aller courir, rester seule chez moi le soir à lire des bandes-dessinées pour enfant en portugais, sourire d’un air sympa et compréhensif à ceux qui me disent que le «françois» est la langue de l’amour et qui me demandent si j’habite à Paris. Treize heures coincée sur une lanche, un bateau dont le moteur fait un bruit assourdissant, à regar­der passer les rives inondées de l’Amazone. J’arrive à Manaus vers cinq heures de l’après-midi, le bide et les jambes en vrac, le cerveau frité, fatigué, et avec pour seule envie de laisser ce corps démantibulé au vestiaire pour recommencer à zéro. Il faudrait que je me repose, il faudrait que je défasse mon sac pour laver toutes mes fringues de prof, avant de le refaire à nouveau. Dans moins d’une semaine je repars pour Presidente Figueiredo, une autre ville de l’Amazonie pour continuer les cours. La semaine du carnaval va passer vite, je le sais, R. (mon meilleur pote avec qui j’ai habité quatre mois dans la Casa de Chico, la mai­son qu’on a du quitter au mois de février) m’attend pour le carnaval avec des litres de caipirinhas.

Tant bien que mal j’arrive à lancer une machine, ranger mes affaires, reprendre possession de ma chambre envahie par les cartons. J’arrive même à dormir un peu. R. m’appelle vers 20 heures, il est au Sambôdromo pour voir le défilé. Je le rejoins dans cet espèce de stade immense, arène antique aux gradins bondés de spectateurs qui acclament leurs écoles de samba. R. est là, avec sa bande de potes gays tous plus folles les unes que les autres. Ça crie, ça danse, ça invective les danseurs dès qu’ils sont un peu mi­gnons ou dévêtus (ils le sont tous beaucoup). Chaque quartier de la ville possède son école de samba avec ses traditions, ses danseurs et son hymne. Des chars gigantesque défilent avec à leur sommet des mecs sculpturaux au corps huilé qui dansent en slip et des nanas qui paraissent tomber en syncope tant le mou­vement de leur hanche est saccadé, rapide. Putain c’est ça la samba, il faut voir passer ces colonnes de milliers de personnes qui oscillent entre ridicule et sublime, toutes remuées par ce même rythme infer­nal, pour comprendre ce que c’est.
Le Brésil c’est un peuple qui danse, ce sont des mil­liers de gens gros, maigres, vieux, moches, gamins, t-shirt de foot, lèvres pulpeuses peintes en violet ou en vert, Havaianas au pied qui dansent comme s’ils al­laient mourir foudroyés. Je me régale, j’exulte, je me laisse happer par ce torrent d’énergie verte qui défile devant moi. R. prend la mine ennuyée du gay qui a tout vu (il sait bien la faire celle-là) pour me dire que le carnaval de Manaus n’est plus ce qu’il était, que les écoles de samba n’ont plus de fric et font payer tous les costumes extrêmement cher, que seuls les plus riches peuvent participer au défilé, que la ville ne donne plus de subvention et qu’il aimerait aller à Rio pour le carnaval. Que là bas les cortèges des écoles réunissent des dizaines de milliers de personnes, sans compter le public. J’essaie d’imaginer plus grand que tout ce que je vois, plus grand que ces chars im­menses que je vois passer devant moi, qui crachent le feu, plus crétin que cette femme nue qui danse la samba, le corps recouvert de peinture de fleurs, plus coloré que ces armées d’amazoniens qui passent en rugissant, recouverts de costume de papiers, de tis­sus bariolés et de paillettes. Soit. Pour un premier dé­filé je m’estime rassasiée. On est dimanche soir, ou plutôt lundi matin, E. qui a une voiture ramène tout le monde à bon port, il est cinq heures du mat quand je m’effondre dans mon pieu, le carnaval commence.

Lundi c’est le jour que j’attends avec le plus d’im­patience, le jour du bloc du Caldeira mon bar fétiche ici. Un bloc en gros c’est une scène avec de la mu­sique live, rien de bien fou mais ici ça prend tout son sens, je n’avais jamais vu une rue de Manaus inter­dite à la circulation pour un concert. La culture ici c’est une espèce de blague à touristes, qui vont as­sister à un concert de musique classique à l’intérieur du Teatro Amazonas, d’ailleurs ils ne restent pas bien longtemps et préfèrent se prendre en photos dans les couloirs rococo du théâtre.

Tu sais, l’impression désagréable que l’évènement que tu attends depuis si longtemps ne va pas être à la hauteur de tes rêves, que já era, que tu es moche et que le maquillage noir que tu te passe sous les yeux te donne l’air d’une harpie ridicule. Je voulais arriver en reine au Caldeira, rayonner de milles feux sous les projecteurs de ce bar qui m’a vue naître ici, grandir, faire les rencontres les plus folles ou les plus insigni­fiantes.

Ce bar j’y ai souri, vidé d’innombrables litraões d’Itaipava, de Skohl ou de Brama, lu, battu des cils, cherei chié et chialé, dansé avec plus ou moins d’assu­rance entre les bras experts de nombreux chevaliers servants, j’y ai écouté les meilleures sambas, les meil­leurs forró, les bossa nova les plus belles, les batuca­da les plus enfiévrées. C’est mon bar, et ça ne m’était jamais arrivé ni en France ni ailleurs. Ce bar a fait de Manaus ma ville. J’y arrive avec R. un peu rassurée. Moi qui voulais une robe à pois années 50 avec une mouche au coin de l’oeil et un rouge qui claque (oui le Brésil m’a changé putain), je suis finalement toute en noir, les yeux charb-donneux, les cheveux en ba­taille. Comme d’hab. On me regarde avec convoitise, je virevolte au bras de R. qui rayonne lui aussi.»Eles arrasem» j’entends murmurer sur notre passage, en portugais du Brésil existe ce verbe arrasar, qui signifie briller, rayonner, on l’utilise pour parler de quelqu’un qui jette le feu sur son passage.

R. et moi on forme un couple infernal, on jette des oeillades à la ronde, les gens se pressent autour de nous, on dit bonsoir ou humilie, on accepte ou on rejette en vidant des caipirinhas, je m’attire une ova­tion en dansant jusqu’au sol avec un verre sur la tête, les prétendants se bousculent, R. les repousse d’une lèvre dédaigneuse ou les invite à danser à mes côtés quand ils les juge aptes. Je m’amuse, je pousse des hurlements de joie, je vis, on est beaux et jeunes avec l’ego gonflé à bloc, meilleur que la meilleure des ecs­tasy.
D’autres amis sont là, A. , E. qui gravitent autour du duo infernal qu’on forme. Je croise regard d’un type minouche, tête de môme et cheveux bouclés, il danse la samba comme un prince, je le montre du bout des cils à R. qui me dit direct «Il est gay». Défi stupide, on y va d’oeillades et de moues provocatrice, le gars nous regarde faire, me lance un clin d’oeil et m’invite à entrer dans la danse. R. rugit, j’ai gagné et c’est in­juste, c’est souvent moi qui gagne. C’est que j’ai un avantage dans cette chasse à l’homme : je ne connais presque personne ici, j’ai un boulevard devant moi. R. lui, sillonne la ville depuis toujours et comme il ne boit jamais deux fois de la même eau, le champ des gais possibles se rétrécit d’années en années.
J’arrache un délicieux baiser au beau gosse (qui est avec sa mère, elle observe la scène d’un air attendri en nous faisant de l’air avec un éventail immense) avant de repartir danser avec R. qui ne m’en veut pas, il est d’ailleurs occupé avec un type déguisé en infirmière. Tout tournoie, les visages défilent, amitiés éphémères partagées autour d’une gorgée, d’une danse, d’un abraço suant, d’un regard.
Je me rappelle vaguement d’une chose : un type grand, tête de gamin (plus encore que l’autre) et yeux en amande qui me regarde à travers mon masque pail­leté et pointe deux doigts vers mes mes yeux «são bo­nitos» articule-t-il de loin en souriant. Joli. Je remercie d’un battement de cils et continue à danser. Quelques minutes plus tard, Ruan me prend par le bras pour me présenter le grand en question : je ne me rappelle pas de ce qu’on se dit, on danse, on s’embrasse, lèvres divinement pleines et douces, est-ce pour ça qu’à mi­nuit, heure où le son s’est brusquement arrêté, je me suis retrouvé à son bras ? Déçue, bouillante, je veux que la fête continue encore mais déjà la foule se dis­perse, ça fait quelques années que tous les blocs de carnaval s’achèvent à minuit. Trop d’embrouilles, trop de rixes au couteau ou avec des tessons de bouteille, trop de filles mortes d’ivresses retrouvées à moitié nues dans des coins. J’essaie de convaincre R. d’aller ailleurs mais il est en colère, il veut rentrer «Já era, gata» me dit-il d’un ton dédaigneux, rentre à la mai­son avec ton boy, toi au moins tu n’es pas seule. Bon.
On tournoie un peu au milieu des baraques de churrasco et de bière, j’ai un peu faim, on commande un tacacá (Fanny !). C’est divinement bon, un des meil­leurs que j’ai jamais mangé ici, une soupe brûlante pleine de crevettes, de jambú, cette herbe qui anes­thésie la bouche en picotant, et de gomme de tapioca, qui donne au tout une consistance visqueuse. Hyper sexy à manger surtout que c’est servi sans cuillère, il faut laper à même le bol. On lape donc en discutant, j’observe le menino, il doit avoir 20 ans à peine, il est beau, traits bien dessinés et yeux d’égyptiens, un grain de beauté au coin du nez et la peau couleur café. La suite est assez floue, on trouve un dernier bar miteux où étancher notre soif puis on rentre à la mai­son, dans ma petite chambre encombrée de cartons (ceux de mon ancienne maison que je n’ai pas encore le temps ni le courage d’ouvrir). On prend une douche pour se débarrasser des dernières paillettes et de la boue noire de la rue. J’allume des bougies, que le ven­tilateur éteint aussitôt. On rit.
Tout se mélange, tout est confus dans ma tête, les souvenirs se sont agglomérés pour former la pâte qu’on va remâcher comme un chewing-gum jusqu’à ce qu’il perde les dernières traces de chlorophylle. J’au­rai du écrire plus tôt, mais je n’en avais ni l’énergie ni le temps. J’ai déjà perdu le fil. Alors cette semaine de carnaval restera en pointillés dans ma mémoire. Du lundi, soir de ma rencontre avec lui au dimanche, nuit de nos adieux, il y a eu ces moments d’éternités éphé­mères, ces alternance de nuits et de jours, de blocs de carnaval, de cachaça et de corps à corps. Alternance entre le dehors et le dedans. Dehors c’est la foule brû­lante la nuit, le rythme des batucadas et le regard des autres sur ce couple atypique, gamin carioca et grin­ga à la tronche de punk. Dedans c’est ma chambre à l’atmosphère étouffante, le moindre mouvement qui nous met en nage, on fait l’amour trempés de sueur à la lueur des bougies, plusieurs fois je vacille, c’est si bon que j’atteins le Blast , le tilt.
Alternance entre la vie et la mort, quand on fume ce qui me reste de changa (DMT) et que je me vois mourir, sortir de mon corps et m’en aller dans un tourbillon de fumée.

Quand on ne baise pas, qu’on ne dort pas ou qu’on ne danse pas, on parle. De rien, de petits détails de la vie, de trucs profonds, de pet, et je me marre, j’es­saie de me protéger un peu de ses yeux en amandes qui me percent le coeur. Je joue, je minaude un peu mais il m’arrête. «Dehors c’est carnaval mais dans cette chambre on quitte les masques». Gagné putain, et je me rends, je cède à sa clairvoyance, je prends de plein fouet les uppercuts de vérité qu’il me balance gentiment dans la gueule. Pas de violence, la violence est de mon côté. «Pourquoi t’es toujours en colère ?» Me demande-t-il. On parle de l’amour et du massage d’ego que c’est la plupart du temps, je lui explique que j’oscille perpétuellement entre le ricanement dé­sabusé et l’émerveillement douloureux. Il sait. Mais lui a l’espérance lucide, et j’ai l’impression d’être une vieille racornie à ses côtés. Je l’écoute. On baise, en­core.
Ce minot m’a pris par la main pour me montrer par où passer. Pendant une semaine il a défait, patiem­ment, les noeuds de mon cerveau compliqué. Moque-toi, A. , F. , P. , Chardasse la cuirassée rend les armes, en face d’un carioca de 20 ans (il est né en 97, ouais ouais...) qui fait de la muscu, qui se rase scrupuleuse­ment les aisselles, le torse et la queue et qui s’appelle Y. . Haha. Je repense à mon rencontre avec V. , il y a pile un an de ça à Lisbonne. De la réciprocité fusion­nelle qui nous avait traversée tous les deux. Mais rien à voir ici, un monde me sépare de ce gars et pourtant je comprends tout ce qu’il me dit. Tout fait sens.
Un soir de fête pluvieuse où l’alcool m’avait laissé mauvaise, j’ai répondu aux oeillades enflammées que me lançait un de ses potes, comme ça, juste pour le provoquer. Parce que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, enfin... Il l’a vu, n’a rien dit. Dans la voiture au retour, je pousse le volume à fond, on est cinq et je prends délibérément la place du milieu à l’arrière, «la place du mort» je lui lance avec un clin d’oeil mau­vais. Musique à fond, je hurle, je donne des coups de poings dans le toit de la voiture, je fais mon numéro. «Plus vite putain !» J’ai envie d’accident et de sang, fuite de gamine face à toutes ces vérités nues qu’Y. m’a fait entrevoir pendant la semaine. On arrive à la maison, Y. me laisse vider des verres de cachaça sans rien dire. Puis il me prend doucement dans ses bras, si doucement que je me mets à chialer, et il me dit qu’il ne peut pas me faire de bien si je ne commence pas d’abord à m’en faire à moi-même. Qu’il s’en ira tôt demain, sans faire de bruit. Qu’il ne regrette rien et qu’il a beaucoup aimé cette semaine en ma com­pagnie.

Je sombre dans le coma en sanglotant, à mon réveil le menino a déjà mis les voiles. Sur la table, le masque bleu et vert maculé de boue qu’on a porté tour à tour pendant la semaine et que j’ai piétiné hier. Et un mot : «Je n’oublierai jamais cette semaine passée avec toi. Mais tous les carnaval ont une fin, et je préfère la vie sans masques. Je t’aime.»

Me voilà donc une nouvelle fois le coeur à la main et la vulve dans l’autre, errant sur les routes cabos­sées de l’amour. La première manche a été rude mais la partie n’est pas finie. C’est pas au vieux singe qu’on apprend à faire la grimace.

Y. , attends-moi, j’arrive.
DRESDEN - MANAUS

11 mars 2017 à 14:12

Chardon ardent (ce surnom te sied à merveille), ce récit brûlant fait apparaître une fois de plus par contraste tout l’ennui et la fadeur de mon quotidien ici. Je ne m’en rend pas toujours autant compte, mais tes aventures exotiques font défiler dans ma tête des mois de soupirs las dans cette ville enfermée sous une cloche de nuages noirs. En juin ça sera peut-être plus accueillant. Je te dirai si c’est une bonne idée que tu viennes ; tu ne survivrais pas ici avec ton be­soin insatiable d’intensité, je le comprend tellement. J’adore te lire, là n’est pas la question. Mais ce que tu pourras lire en retour de mes expériences ici n’est pas à la hauteur d’un carnaval criant de sueur et de foutre, et j’hésite à t’en faire part : comme je l’ai dit, il n’y a pas d’anecdotes.
La seule chose qui me sauve est la rencontre de P., unique complice de blagues et de fous rire, de sexe torride et de regard mi-blasé mi-angoissé sur le déroulement millimétré des stop - on avance aux feux piétons. Je lui dois deux jours d’anniversaire à nous sentir vivre enfin, à dormir tête bêche sur des canapés, à se réveiller brusquement les mains empoi­gnants nos culs suants de désir, à plonger dans nos regards avides et à ramper neutralisés par des fous rires qui ne sont au fond qu’un immense soulagement au milieu de la plaine.
Je viens encore de pousser ma gueulante habituelle sur l’ennui et le manque de fantaisie des gens ici à deux de mes colocs qui comptent plus encore que d’autres parmi cette assemblée de zombies séchés par le désert. On s’y fait prendre parfois et ça laisse un goût amer : sortir, se bourrer la gueule au pfeffi pour moins voir que tous autour ont l’air de se faire chier sans s’en rendre compte sur de la techno mal mixée. Au secours. Je n’ai encore croisé personne qui répande le feu sur son passage, et il faut croire que nos fêtes passées me collent un peu à la peau : je passe ici pour quelqu’un de vivant, je fascine P. qui me prend pour une folle. Le contraste ça rend un poil joueur faut dire, ça donne envie d’en remettre une couche, de secouer tout ça, c’est facile de rayonner en multicolore sur fond gris. Je suis pas peu fière de traîner un peu de bagout : facile de donner la trique à des mecs habitués à se voir «entre amis» pour boire une bière le samedi soir. On en parlait avec des co­pines hier, à poil dans une cuve d’eau chaude la nuit dans un jardin foutraque au beau milieu d’une zone industrielle : pour la plupart des gens ici, la vie sociale c’est planifier deux semaines à l’avance avec qui tu vas boire une bière le samedi soir. Quelle tristesse.

Ton Toutankhamon du carnaval y voit une histoire d’égo, toi aussi, vous avez raison. Mais putain je ne vois pas le mal, encore moins ici où tout le monde semble travailler méthodiquement à disparaître sous la couche de banalité qu’on nous sert à toutes les sauces y compris chimiques y compris dans les han­gars. Je ne pense pas que les choses soit aussi définies entre un masque mensonger et un bas-les-masques qui serait quoi, au juste ?
Le jeu c’est la vie, et j’en peux plus des discussions sans fin sur le sens des amitiés, qui on est, comment sont vraiment les autres, pourquoi ci et pourquoi pas ça, pourquoi je suis triste et pourquoi je fais pas ce qui me plaît. Ça grouille de discussions comme ça ici, tout doit être formulé, analysé, compris, pris en compte, acté, digéré, activement assimilé pour pou­voir ensuite franchir un pas de plus dans son déve­loppement personnel, c’est insupportable et ce qui me pèse le plus, c’est finalement d’avoir le sentiment d’être la seule à envisager comme unique réponse le souffle d’un énorme pet sonore balayant des kilo­mètres de discussions assommantes.

Il en faut peu pour avoir une roue de paon à son derrière dans ce carnaval de renoncement à la vie. Il manque une case dans le tableau général, si tu viens on pourras y travailler, mais faut faire gaffe parce que c’est plus facile de tomber dans le mépris que d’en­traîner des complices tu vas voir.

Peut-être qu’un peu de samba nous fera voir enfin combien on se fait chier sur la techno.

Je t’embrasse sur ton pubis rasé,
DRESDEN – MANAUS

sam. 11 mars 2017 21:03

Le flixbus est bien lancé sur l’autoroute, à l’étage du dessus les secousses sont bien moelleuses, ça me berce, c’est vaguement érotique dans le bassin. C’est de bons amortisseurs, ça.
Par la fenêtre c’est toujours un enchaînement des mêmes éléments : champs inondés avec des flaques de neige, bouts de bois de feuillus sans feuilles (sur­tout des bouleaux), des bois de bord d’autoroute qui, allez savoir pourquoi, sont plus moches encore que les bois de bord de nass’. Le ciel est gris, on distingue pas vraiment de nuages dans cet aplat, c’est un peu plus clair au dessus mais c’est tout. La dite glissière de sécurité plonge des fois dans le sol comme un dau­phin, et là sous une passerelle on peut voir des graffi­tis penchés. C’est ma seule distraction. J’ai épuisé les possibilités (minces) de volupté mélancolique sous la grisaille, je compte les blaz, je les repères, le plus pro­ductif le long de la voie ferrée qui m’emmène à l’école les lundi mardi mercredi c’est SGD. Dynamo Dresden Hools est assez bien représenté aussi, on le remarque à son style pagode.

Curieusement on voit parfois des gens se balader au loin dans ces étendues boueuses. Seul ou à deux, de petites silhouettes les mains dans les poches et la tête rentrée dans les épaules se déplacent, le long de petits sentiers droits comme des fils tendus dans la neige ou dans les champs de terre (impossible de savoir ce qu’on peut bien cultiver ici). Quand tout est blanc impeccable on voit facile jusqu’à une dizaine de chevreuils couchés là au milieu de rien, à attendre que la vie passe ou que la saison de la chasse reprenne. D’autres restent dans les fourrés des bords de rails, on les repère quand même parce qu’ils bougent alors que tout est immobile. Dix, vingt cheminées d’usines droites comme des i, autant de battisses abandon­nées ouvertes aux quatre vents, des pans de bâche qui claquent contre les façades en parpaings. Les tas de fumier fument ; c’est peut-être pour ça que ça s’ap­pelle fumier, tiens. En allemand ça se dit Dung, vrai­ment marrant comme mot.

L’allemand est une langue très invasive : ça laisse pas beaucoup de place aux inventions, ou alors c’est les gens, ce terroir, cette sociologie locale qui peine à en faire quelque chose d’autre qu’une variation sans fin de Goethe. Y’a pas de langage de jeune, ou si peu : quand, des étoiles dan les yeux, je révèle à mes élèves les rudiments du verlan, ils me regardent d’un air mi-blasé mi-interloqué et me demandent à quoi ça sert, « je comprend pas ». Que justice soit ren­due : il y a quand même le sächsich, dialecte local, un thème qui occupe une bonne place au comptoir. Le sächsich c’est moche, c’est marrant, c’est prolo, c’est nazi. C’est pas nous quoi, et comme on est de gauche on se demande quand même si un vrai prolo du coin qui parle le sächsich pour de vrai le prendrait bien si il en venait à apprendre qu’on se fout de sa gueule allégrement autour de notre petit thé vert. Alors hop ça se sent mal ça culpabilise c’est discriminant quand même faut faire attention.

Sinon les allemands ont pour manie de formuler systématiquement et de manière la plus détaillée pos­sible tout ce qui est positif, ou qui pourrait faire plai­sir à entendre, notamment à l’aide du mot « schön » (beau). Sans arrêt on verbalise, le fait que : c’est schön que tu sois là, ça fait plaisir, c’est schön avec toi, la musique est schön, la bouffe est schön, le temps est schön, et c’est dit continuellement. Je ne sais jamais quoi répondre quand je rencontre quelqu’un, et qu’il me dit tout de go qu’il aimerait beaucoup me revoir parce qu’il pense sincèrement que je suis une per­sonne très intéressante et que notre discussion était importante et schön et qu’il serait dommage qu’on ne saisisse pas l’occasion d’en poursuivre de nouvelles au cours de soirées qui s’annoncent toutes aussi schön les unes que des autres (les allemands parlent comme ça). Ca me met mal à l’aise, je ne m’y fais pas. Je ne sais toujours pas si, en restant là bouche bée, j’ai l’air stupide ou pas sympa, peut-être que les gens se disent que je suis pas d’accord avec eux, que non, cette discussion je l’ai trouvé banale, qu’on se connaît pas plus que ça et que oui, ça serait cool de se revoir mais que je ne vais pas parier dès maintenant sur une amitié longue et définitive, que....

Ça donne parfois des répétitions lassantes et pres­sées, mais qu’il faut mener à terme, et auxquelles per­sonne ne semble avoir l’audace de se soustraire :

— salut ! c’est schön que tu sois là !
— salut ! Oui, je me réjouis d’être là !
— tu as fais des choses schön ces derniers temps ?
— oui, je suis partie une semaine au Maroc me faire dorer la pilule dans un hôtel de la côte pour 20 euros aller-retour en avion depuis Berlin, c’était super schön !
— ah, schön !
— et toi, quoi de schön ?

Et ainsi de suite.

J’avais déjà remarqué cette normalité qui me fait l’effet d’un truc pas normal à Mayence, y’a six ans de ça.

Les amies manquent, parce qu’au fond c’est ça, on se traîne dans les aisselles les unes des autres, on y met un peu de gouaille quand ça coince un peu ou quand ça glisse beaucoup, et voilà.

Les potes qui font exceptions ici je leur crache dans la bouche, ça fait un bien fou.
MANAUS - LYON

26 juin 2017 à 05 : 50

Merci chérie,

Ça serait vraiment chouette un accueil aéro­port, j’arrive le 30 à 11 heures et demie du mat.

Par contre le mot convoi m’effraie un peu : tu ramènes la classe de CM2 de Vaux-en-Velin avec toi ?
Si on peut éviter les lâchers de ballons et les retrouvailles à 15 ça me va. Genre toi et P. pour un retour en douceur.

Tiens-moi au courant

Frottis,
LYON - MANAUS

24 juin 2017 à19 : 53

Salut la chardonneraie,

Le temps des retrouvailles approche : je vais essayer d’organiser un convoi pour venir te chercher à l’aéroport de Lyon le 30, on a pas de caisse pour le moment mais file les infos !

Claque sur le cul,
Manaus - Dresden

20 avril 2016

Détails d'un vitrail amazonien.
Au fond d'une cour bétonnée écrasée de soleil un perroquet dans une cage posée sur un barbecue (éteint).
Dans la rue une femme accroupie qui nettoie la boue sur les baskets d'un type qui la regarde en tenant un bébé dans les bras.
Le rouge vulgaire sur les lèvres des filles qui me regardent passer avec antipathie.
Les professeurs bedonnants de l'UEA ou de l'UFAM qui se présentent comme "philosophes" ou "sociologues" et qui ne savent pas qui est Jean-Jacques Rousseau ou Pierre Bourdieu.
Les petits mecs torses nus qui bossent sur le port. Leur corps menu aux proportions parfaites. Racés.
Les arbres magnifiques qui s'élancent vers le ciel en procurant une ombre qui sauve. À leurs pieds, montagne d'immondices.
Cet homme recroquevillé dans un recoin d'ombre qui se confond presque avec le mur qui inhale le contenu de sa bouteille en plastique.
La chanson de funk qui passe à fond à l'arrière des voitures coffres ouverts : "Qué isso novinha qué isso"

On me répète à tue-tête que l'Amazonie, le nord du Brésil ça n'a rien à voir avec le reste du pays. Fierté d'être ici plus povão, plus ouvert, plus brasileiro mesmo. Une chaleur authentique qu'on ne retrouverait nulle part ailleurs. Pourtant je trouve à l'Amazonie profonde de plus en plus de similitudes avec les États-Unis - que je ne connais pas.
Au gré de mes humeurs je trouve les gens attendrissants ou complètement cons, mais demeure une constante : ils sont essentiellement beaufs.
Stupidité bovine du quidam moyen qui peine à répondre à n'importe quelle question. Lenteur exaspérante de ces esprits recuits par le soleil et abrutis par les télénovelas et le haricot bouilli. Crédulité totale face à la télévision ou au pasteur évangéliste, morale chrétienne bien pensante, gloire au travail, à l'argent et à la réussite, qui se manifeste par l'achat d'un 4x4 chromé dont on accroche ostensiblement la clef au passant de la ceinture. Étalage écoeurant de bouffe ; putain ce que les gens peuvent baffrer et engloutissent des kilos de poulet, de viande et de riz bon marché.
Les plus pauvres sont souvent les plus gros, parce que les riches ont les moyens de se payer les séances à la salle de sport et les poudres protéinées.
Méfiance face au vagabundo, s'il est à la rue c'est qu'il l'a mérité, c'est Dieu qui l'a puni. On fait un grand détour dans la rue pour l'éviter.

Schizophrénie patente, on me vante les beautés de l'Amazonie en jetant par la fenêtre de la voiture les emballages plastiques. La meuf qui m'héberge est de la campagne, elle brosse soigneusement les oeufs de poule avec du savon avant de les mettre au réfrigérateur, parce qu'"elle sait d'où ça sort".

Est-ce que je suis snob si je parle de misère intellectuelle ?

Est-ce que les nanas d'ici se branlent ? Et jouissent ?

Combien de livres par an lisent les gens qui savent lire ?

Qu'est-ce que le jeu de la baleia azul ?


Est-ce que faire de l'ironie est un humour décadent réservé aux esprits petits-bourgeois européens et blasés ?

Je me rappelle quand à Presidente Figueiredo T. m’avait dit qu’ici il avait pris le parti de rire de tout. Je crois qu’il a raison. Parfois la connerie humaine m'accable tellement que les bras m'en tombent, je voudrais me mettre en colère mais  je n'y arrive même plus. J'ai la flemme. C'est cette chaleur et cette humidité qui sont en train de décoller mes dernières (f)roideurs. Ma sécheresse européenne. Je m'amollis, m'arrondit - à tout point de vue - et me laisse aller dans le doux bain tiède de l'acceptation. Parfois encore j'ai des élans de raideur, je me sens mal et j'ai la gerbe, besoin impérieux de parler à des gens qui me comprennent, envie de courir sur des sentiers frais en montagne, l'air qui pique le nez et qu'on arrête de me regarder comme un ovni, avec méfiance, convoitise ou hostilité, sans même prendre la peine de faire semblant.

Je me sens mangée, déformée par tous ces regards, ceux des élèves, des profs, des collègues, des mecs à motos qui me sifflent dans la rue, des vendeuses dans les magasins, des badauds. Ces yeux posés sur moi impriment sur mon visage une marque comme un doigt qu'on poserait sur une boule d'argile et petit à petit je perds mes contours.
C'est Gombrowicz qui écrit dans Ferdydurque que "l'homme crée l'homme", qu'on n'est que la somme du poids des regards qui pèsent sur nous. Un bouquin génial où il développe le concept du cucul et de la gueugueule, du mollet lycéen comme symbole de la modernité, et du bon valet de ferme.
Je fatigue à résister, j'ai de plus en plus l'impression de coller à l'image que les gens se font de moi, petite française mignonne un peu hors des clous mais pas trop quand même.

Quand je rentrerai en France je perdrai ces deux masques; celui de la prof et celui de la française. Qu'est-ce qui va me rester bon dieu, beaucoup d'ironie, un désir énorme de cracher du feu et de me mettre dans les pires états, de vomir cette Amazonie dont je me suis gavée jusqu'à l'écoeurement pendant ces neuf mois.
Haha. Un mec me disait que le temps de mon séjour était celui d'une gestation. Je fabrique donc un bon gros bébé, un bel étron dont je ne sais pas encore par quelle extrémité je vais le recracher, ni quelle forme il prendra. 

Écris - Oublie. Leitmotiv inatteignable, tentatives aussi vaines l'une que l'autre puisque je n'arrive ni à écrire ni à oublier.

J'embrasse tes chairs
Amelie Chardon et Fanny Laborde ont écrit
m a n a u s - d r e s d e n - d r e s d e n - m a n a u s
entre aout 2016 et juin 2017
Elles ont pris les photos a peu près a la même période
Fanny a mis en page et édité l’affaire
en janvier 2020 sur les presses de l’ESÄ Dunkerque