On ne peut pas dire que je connaisse la montagne. Je l’ai vue pour la première fois il y a cinq an de ça, en me laissant entraîner là, sans rien dire, accaparée par mon propre poids. Je me suis d’ailleurs pas embarrassée de faire bonne figure ; j’étais en convalescence, et je peux dire que la montagne m’a fait l’effet d’une thérapie de choc.
Ça m’était jamais venu à l’esprit : quand on imagine la montagne sans la connaître, on pense tout de suite aux sommets enneigés, aux sacs à dos sur les pentes raides, aux marmottes, pourquoi pas. Mais en fait la montagne ça commence souvent par un petit tour de voiture. Et quand on roulait sur les pentes, je trouvais que la voiture dans ce paysage ça jurait : les routes, les poteaux éléctriques, les chalets coquets avec des nains parfois dans les jardins. Il y a toute une vie moderne à la montagne, c’est comme partout, c’est un quotidien pour certains comme l’est pour moi la ville, les gens qui passent sur le trottoir, l’attente que la trois-voie se vide de ses voitures pour aller chercher le pain pile en face sans faire de détour jusqu’au passage piéton.
Ça monte ça monte, je comprend pas bien pourquoi on monte aussi haut en voiture alors que je croyais que la montée se faisait à pied, dans la montagne, en sac à dos sur les pentes raides avec des marmottes. Je me demande si l’objectif c’est d’arriver au sommet en voiture sans se fatiguer et ça m’embête : ça monte et ça n’en finit pas, je me dis qu’il restera plus rien à respirer une fois sortis de là, une fois son cul décollé des sièges en synthétique. On voit pas grand chose au dehors, le front collé à la vitre je vois surtout des pins, de chaque côté de la pente encailloutée. C’est beau, quand même.
La voiture finit par se garer sur une aire. Apparemment la montagne aussi c’est plein d’aménagements, ça m’était jamais venu à l’esprit non plus, mais depuis qu’on y vit et qu’on a l’idée d’y grimper, on fait des aménagements comme partout ailleurs. On aménage pour y vivre, ou pour le plaisir de sortir des aménagements. Je suis passée en été près des aménagements pour skieurs, avec le sentiment que tout était défiguré. Je ne comprend pas qu’on puisse utiliser ses équipements avec plaisir, qu’on puisse ne pas être rendu hystérique par ces barres et ces câbles en métal, ridiculement appelés tire-fesses : rien que pour prononcer le mot : « tire-fesse », il faut que je me force. Tire-fesse tire-fesse tire-fesse. Ça tire les fesses, finalement ; faut les tirer de leur pesanteur, les ramener en haut par mécanisme pour ensuite les laisser dévaler librement, en suspension souple dans la nature la plus intacte. Ne m’invitez jamais au ski - je suis probablement du genre à préférer faire des raquettes, une activité sympathique qui consiste encore pour moi à marcher dans la neige avec des raquettes de tenis collées sous des chaussures en peau de marmotte.
On sort enfin de la voiture, direction le grand barrage, quelque part dans le Valais suisse. Je me met à suivre le groupe en marchant assez loin derrière dans un état de crise imminente, le nez sur mes chaussures pour pas me casser la figure. On perd facilement l’équilibre au début. Et au bout d’un moment ça rend tout sonné, de regarder comme ça où on met les pieds sans s’arrêter. Ça devient amusant, plus la piste est étroite et pleine de cailloux, plus c’est un jeu de choisir où mettre ses pieds, quand ça monte dans des dédales de pierre tout cabossés il faut choisir ses prises, entre de l’escalade et de la marche on crapahute on crapahute, et plus on avance, plus on a le pied sûr et rebondi comme un cabri. Si on s’arrête pour regarder autour, le décor bouge légèrement comme après avoir tournoyé sur soi-même, faut inspirer et cligner des yeux fort pour que ça se remette en place petit à petit sans qu’on comprenne trop pourquoi ça fait ça. Mais ce jour là c’est mon premier jour de montagne et j’ai un sacré paquet de nœuds à défaire : ça me prend un temps infini de ramollir mes nerfs pour qu’ils se démêlent un peu, et je ne sais pas encore. C’est la première fois que je me laisse emmener au dehors dans du relief, je ne sais plus ce que je faisais pour ne pas marcher dans la montagne, peut-être de l’interim, des vendanges, du restau, de la vente en boulangerie, de la télé gamine, de la chambre, c’est ça. Il y a eu beaucoup de chambres déjà. Les cabanes sont trop loin derrière et c’était plat, là bas.
Quoi qu’il en soit, ce jour là ça me prend un temps infini de relever le nez de mes chaussures. Quand je le fais, je manque de me casser la figure, je suis toute flagada, j’ai la tête qui tourne et je vois, devant moi, le versant immense de la montagne qui bouge, immense, immense, c’est le seul mot qui me vient, je regarde la pente du versant qui n’en finit pas de dégringoler, je regarde dégringoler le versant jusqu’en bas et c’est la vallée mouchetée de petits carrés de petits bouts noirs ou dans les tons un peu gris-beige, des trucs en somme, des routes qui sont juste des traits droits, des arbres qui sont juste des points indécis, des maisons qui sont un peu plus carrées mais à peine, et un patchwork embrumé de minuscules surfaces vertes, jaunes, marron avec des bords plus sombres. Je m’accroupis. Je sens le sang qui me tape dans les tempes avec l’impression désagréable que les veines qui passent là sont encombrées par trop de pression, prêtes à exploser. J’ai chaud et je peux pas décoller mes yeux de ce que je vois devant moi, une immensité pareille, y’a au moins des centaines de mètres entre là où je me trouve et le versant en face. Quand on voit la mer c’est pas pareil parce que tout est plat et qu’il n’y a rien à l’horizon, c’est immense certes mais y’a aucun effet de perspective, c’est une surface plane, ni profonde en dessous, ni haute au dessus. Là c’est différent : en voyant cette montagne immense pour la première fois en vrai je me suis sentie tomber dans le vide alors j’ai agrippé le buisson à côté de moi puis je suis restée là un moment, à me dire
putain
et à penser enfin à autre chose qu’à moi même.
Crochet Talon #1, éditions Lazuli

2017
Voix Intérieure

Tire-Fesse