À force d'être amené à parler sans cesse de sa propre vie, il avait fini par la construire de bout en bout, si bien qu'elle ressemblait, quand il la racontait, à une suite d’événements complètement inventés et d'étapes propres à faire de lui-même un personnage. Sa vie pouvait s'adapter parfaitement aux habitudes du style journalistique : par exemple, on pouvait aisément la découper en tranches, déclarer qu'à partir de là, il y avait eu changement, une nouvelle période s'ouvrait alors, puis une autre à la suite d'une rupture brutale, et ainsi de suite, jusqu'aux politesses finales de rigueur, celles qui concernent le temps présent et qui renferment toujours l'expression un peu triste et vague du respect que l'on a pour les morts.

Lui-même ne gardait en mémoire que les éléments “clés” de son parcours, qu'il racontait pour les besoins des chronologies ramassées figurant en dernière page de monographies illustrées qui lui était consacrées, déjà de son vivant. C'était son personnage public, bien sûr. Mais il avait pris le pas sur l'autre (quel autre, d'ailleurs ?) qu'il ne qualifiait lui-même jamais, même dans la solitude du miroir un lendemain de cuite ou au moment de péter discrètement, seul ou en présence d'autres personnes ; une idée qui continuait à le faire ricaner intérieurement, précisément parce qu'elle ne lui serait pas venue à l'esprit. Son vrai nom embarrassait d'ailleurs ses propres oreilles, car seule sa maman l'appelait comme ça encore aujourd'hui, Chaim ; elle n'avait d'ailleurs jamais pris au sérieux autant qu'il l'aurait voulu les activités de son fils, qu'elle considérait comme des enfantillages.

En vérité, qu'il soit seul ou en présence ne changeait pas grand-chose à sa manière de se percevoir lui-même : son désir de renommée faisait qu'il y avait toujours des spectateurs de sa propre vie en pensée, dont le regard lui pesait ou le flattait, mais dont il ne se sentait jamais vraiment débarrassé. Il assumait parfaitement de s'être arrangé un personnage qui lui plaisait et lui permettait de tordre le cou à la solitude. Il ne voyait pas cela comme un mensonge, ce qui est juste, après tout ; sa sincérité se déployait dans l'imaginaire.

Palestine avait toujours évolué devant un public, réel ou non, et il ne savait pas qui de l'un ou de l’autre était apparu le premier, faisant de l'autre son pendant nécessaire. Déjà lorsqu'il était enfant, c'était la télé qui le regardait, et pas l'inverse : vers l'âge de 8 ans, il avait eu l'idée de disposer des peluches tout autour de la télé du salon familial, pour grossir les rangs des spectateurs de son talk-show préféré qui passait au même moment. Il était à la fois le chef d’orchestre et la vedette du spectacle : il prenait de grands airs et chantait du mieux qu’il pouvait, remuant devant le mur de peluches avec la télé allumée au centre. Le gradin de peluches s’animait alors comme des vagues à la lumière changeante de l'écran, et Palestine se souvient du vrombissement des applaudissements et des rires mêlés, lorsque cette soudaine ardeur son et lumière emplissait toute la pièce obscure. Il avait placé dans les mains de chaque peluche une fourchette et un couteau prêts à servir contre les agressions des parents, au moment où leur arrivée mettrait brutalement fin au rituel. Quand cela se produisait (et cela c'était produit à chaque fois), les peluches s’affaissaient, ternissaient, leurs petites moufles moelleuses lâchaient les couverts qui venaient rebondir avec un bruit étouffé, en ralenti et en gros plan, sur la moquette sombre. On voit alors dans l'esprit de Palestine les yeux en plastique sans vie, les rires angoissants des visages télévisuels, les coins usés des Teddy Bear qui allaient périodiquement se faire raccommoder par la mère, au cours d'une étape que le petit Chaim haïssait et que Palestine continue de haïr, puisqu’elle est la plus hostile à toute forme de magie.

Le raccommodage opérait sans prévenir et parfois même en cachette : un jour, Chaim avait surpris sa mère en train d'attraper les peluches comme des torchons (c'est à dire par l'oreille, la main ou le pied), pour les entraîner dans ce qu'elle appelait la buanderie. Il y avait là une machine et du matériel à coudre, une planche à repasser, et ça sentait une odeur camouflante de fraîcheur chimique, d'intérieur bien tenu. Cette buanderie correspond plus où moins, on peut le dire, au cabinet sanglant de Barbe-Bleue : vilaine pièce de bas ménage le jour, elle devenait effrayante et fascinante la nuit, quand les parents dormaient et que les peluches attendaient en silence que vienne leur tour sur la table d'opération. Le pire dans cette histoire, c'est que les peluches remises d'aplomb n'étaient d'aucun réconfort : lavées et raffermies, elles devenaient l'incarnation même de la buanderie de jour, et il fallait les frotter longtemps la nuit sous la couverture et les faire participer à toutes sortes d'activités salissantes pour qu'elles finissent par reprendre vie et réintégrer leur milieu naturel dans l'harmonie. Toute cette perturbation dans le rituel pouvait durer longtemps, parfois plusieurs jours, au cours desquels Chaim attendait sans patience, désemparé et en colère.

Cet événement concentre aux yeux des commentateurs tous les éléments d'un esprit qui ne s’embarrasse pas - il le déclarera plus tard - de distinctions conceptuelles entre regardeur et regardé, enfant et adulte, acteur et spectateur, ou encore musique et arts visuels (des catégories nécessaires à l'esprit étriqué des grandes personnes nées dans des contrées cartésiennes telles que l'Europe de l'Ouest ou les États-Unis, parce qu'elles permettent de compartimenter le monde pour pouvoir trouver des raccourcis utiles à glisser dans les colonnes des journaux, sur des cartels d'expositions de musées, ou encore le soir, en société autour d'un verre). On ne se prive donc pas de donner du « une toute première installation annonçant les créations futures alliant la loufoquerie et le génie mystique d'un grand artiste », ou encore du « tout l'esprit turbulent et imprévisible de Palestine contenu en germe dans une première installation prometteuse », trouvés ça et là. Palestine lui-même découvrit en grandissant que la maison familiale se trouvait à un kilomètre de l'endroit précis où l'Original Teddy Bear avait été inventé par Rose et Morris Mitchon en 1903 - dessiné ou cousu, on ne le sait pas -, et cette information devint le signe évident, bien qu'ignoré alors, qu'un magnétisme particulier avait œuvré dans la naissance d'une passion durable qui l'unissait aux peluches. Quoi qu'il en soit, les parents du petit Chaim finirent par considérer que ce spectacle infantile avait assez duré : ils jetèrent les peluches à la poubelle lorsque Palestine avait douze ou treize ans, et ce fut – rupture - le début des choses sérieuses.

Les quelques sessions d’entraînement à domicile avaient fait de Palestine un jeune chanteur remarqué : il chantait depuis l'âge de 8 ans dans une chorale juive itinérante, et décrocha une bourse pour une école de musique qui lui ferait quitter le ghetto pour Manhattan à la pré-adolescence. Son père mourut en laissant derrière lui des dettes et un fils qui allait devoir gagner sa propre croûte, chose qu'il fit en faisant sonner bizarrement le carillon de l'Église face au musée d'art contemporain de New York. Voici pour les détails chronologiques que toute biographie sommaire sera en mesure de nous fournir.

Quand Palestine atteint l'âge bouillant de 17 ou 18 ans, il reçut de sa petite amie un Teddy Bear aux yeux bleus, semblables aux siens. La passion reflua immédiatement en lui avec les souvenirs de son enfance : il rentra chez ses parents en courant à travers la foule du trottoir New Yorkais, et de derrière on pouvait voir la tête de l'ours en peluche à moitié sortie de son sac à dos ballotter au rythme de ses foulées haletantes.

Il n'y avait personne dans la maison. Palestine s'arrêta un instant devant la double porte ouverte du salon, et ne vit pas que rien n'avait changé depuis la dernière fois où il avait installé le rempart de peluches avec la télé au centre. Ce qu'il vit au contraire, c'était l'image en surimpression du rempart lumineux devant lui, et toute l'animation du salon ; il vit les peluches vivantes qui tenaient, on ne sait comment, des couverts dans leurs mains ; il était de nouveau excité comme un enfant qui fait une bêtise juste avant l'arrivée des parents. Cette pièce terne, qui avait été totalement délaissée pendant ces années de solitude, se chargea tout à coup d'une magie puissante qui refluait dans tout son corps ; il sortit la peluche de son sac à dos et vint se placer avec elle à genoux au centre de la pièce. Il se souvint alors des émotions de son enfance au contact des Teddy Bear, l'action des frottements longs et énergiques pour que le tissu duveté s'assouplisse et prenne une odeur légèrement salée, un mélange d’imprégnation de sa jeune sueur, de la poussière et de la fumée de cigarette, qui se déposait partout dans la maison sur le passage de son père. Il revivait ces moments avec la même crise tout en les chargeant d'une signification et de concepts nouvellement acquis dans son esprit d'adolescent curieux et solitaire. Ce qui s'imposait de soi-même dans le domaine circonscrit de l'enfance, que l'on s'empresse de quitter sans un regard, demeurait au contraire intact chez Palestine ; plus exactement, il n'avait jamais considéré que les sentiments vifs et confus qui le liaient aux peluches comme une nécessité vitale tenaient du simple jeu puéril ou encore d'un émoi sensuel honteux, manifesté dans la volupté des matières et des odeurs environnantes. À partir de là, plus le temps passerait, plus Palestine construirait un sens profond et cohérent, une vision du monde propre autour de sa relation avec les peluches ; un sens qui s'éloignait du sens occidental et qui avait pris forme en regardant des émissions de télé sur le mysticisme des sociétés éloignées, et peut-être aussi dans la culture juive sacrée de ses parents, exilés de Russie. Le Teddy Bear né dans le ghetto de Brooklyn prit sans résistance une fonction totémique, apparue spontanément dans les premières années que Palestine passa dans la maison modeste de ses parents. Pour l'enfant qu'il était alors, il ne faisait aucun doute que les peluches étaient réellement vivantes ; il avait d'ailleurs réussit à convaincre son père de s'en méfier, même si on peut supposer que le pouvoir de protection des peluches était surtout braqué contre l'autorité maternelle, et que le père pourrait espérer ainsi en bénéficier tout autant que le fils. Palestine avait vécu pleinement dans la sécurité d'un monde qu'il n'avait aucune envie de devoir quitter, sous prétexte de devenir une grande personne morne et ennuyeuse ; il consacra donc le reste de sa vie à nourrir la relation privilégiée qu'il avait avec ses compagnons.

En hommage à son père réceptif à l’âme des peluches, Palestine dira plus tard des peluches que « se sont de vrais animaux : elles ont une anima bien qu'elles ne pissent pas et ne chient pas », comme le savent bien tous les enfants.
On ne sait pas si le fou du roi est plus sage et plus talentueux que tous les fous sérieux qui l'entourent, ces artistes de l'avant garde, c'est vrai que de leur point de vue à eux ils sont moins fous que lui, mais en tant qu'artistes ils aimeraient peut-être l'être autant, alors ils le protègent, et Charlemagne Palestine les embarrassent de ses excès et de son mauvais goût autant qu'il leur est nécessaire et qu'il se fait aimer vraiment d'eux, car ces gens sont à la fois honnêtes sensibles et fins stratèges, et lui on ne sait pas trop : il aime helmholzt le gamelan javanais coltrane mais aussi lenny bruce les nénuphars de monet jackson pollock et rothko et pas seulement les boulots, mais les styles de vie aussi. Il participe à toutes sortes de va-et-vient, il dit qu'il est un outsider parmi les insiders.

Charlemagne Palestine joue du piano ce soir. Ses peluches participent au spectacle assises sur un piano grand impérial Bösendorfer. De cette manière, Palestine peut voir les peluches et elles le voient aussi, elles le protègent et le concentrent. Peu à peu les notes toujours les mêmes qui se décuplent emplissent la pièce et deviennent vite énormes, il n'y a bientôt plus un espace de silence dans tout ce bruit et cela crée une confusion et une concentration. Le temps ressemble à un volume très vaste qui s'emplit peu à peu de liquide, il s'étouffe, il est un instant gigantesque et infini comme dans les synagogues ou dans l'église de la Tourette en béton qui s'emplit de vin et du son de l'orgue et de la lumière par les canons et les mitraillettes prévus à cet effet. Les perceptions sont différentes de d'habitude par l'action de ce mouvement sonore fractal qui peut être envisagé comme une structure gigogne en tout point – et pas seulement en un certain nombre de points, les attracteurs de la structure gigogne classique – et cette conception hologigogne (gigogne en tout point) des fractales implique cette définition tautologique : un objet fractal est un objet dont chaque élément est aussi un objet fractal. Le geste de Palestine, répétitif, et le son fractal obsédant ensemble, provoquent un tourbillon que Palestine produit et vit en même temps indépendamment. Il poursuit. Il n'entend pas les gens dans la salle il est de plus en plus tendu, il bouge mais ce n'est pas fluide et en même temps ce n'est pas anarchique non plus, c'est une saccade machinale, comme on a dit en gigogne, le geste et le son en témoignent ce qui crée l'effet hypnotique entêtant. Il y a une évolution, la pièce s'emplit, les cognacs se vident, il s'agite, il chante de manière nasillarde la bouche écartée serrée sur les côtés, il se lève même et parfois il va jusqu'à insulter les gens qui sont là, il tourne, il avance le bras et l'épaule, tout le corps suit dans un mouvement de balancement rotatif vers l'avant, il perd l'équilibre, son corps se retrouve en contact avec le sol à rouler sur le côté, les pieds sont en l'air quelques instants pendant que son foulard fleuri pastel lui colle à la bouche, à ce moment il ferme les yeux très fort, son visage se contracte, il se rattrape au piano, on peut alors voir grâce au blanc des touches que ses doigts sont en sang d'avoir tant frappé frappé frappé, il se sent ailleurs dans un cosmos infernal de sabbat mal bourré, il en a passé des cognacs, les gens vont et viennent, les peluches se sont un peu affaissées elles aussi - elles ont dû vibrer avec le piano - il se crispe et ça tourne il veut arrêter tout il suppose qu'il est entré dans un trou noir.

Dans l'atelier Charlemagne Palestine travaille la nuit et Philip Glass le jour, ça ne coûte pas bien cher comme ça, mais Palestine a du mal à gagner sa vie et traîne dans le milieux de l'avant-garde new yorkaise en se faisant payer des coups, il atterri fréquemment sur des canapés ainsi vite fait ! Palestine raconte que comme il faisait du piano entre autre et que les gens ne le voyaient que comme un pianiste, ça a brisé quinze ans de sa carrière d'artiste, alors que des gens comme jeff koons mike kelley ou matthew barney ont pu devenir les rois d'une forme qu'il a inventé mais lui n'était rien, c'étaient, eux, des fins stratèges et il n'était que le fou du roi le sage Quasimodo, un pianiste, un saltimbanque.

Cette fois, on le voit dans une pièce sombre carrée où le mouvement de son corps dont ses cordes vocales font partie fait que le son qui en émane est modifié, non pas par l'action des cordes elles-mêmes, mais par l'action du corps en mouvement en entier, et par l'effet de la fatigue des tressaillement, des cognements partout. Quand on produit un son, une note continue avec la voix, et qu'au même moment on marche on court ou on se trouve sur une moto, il se trouve que le son est modifié par la situation en question. Le corps et la voix de Palestine tournent en faisant des bruits d'avion, ils se cognent partout contre les murs comme une mouche qui fait bzzz bzzz. Palestine casse des verres il regarde la caméra les yeux fous, il se prend la tête de manière théâtrale en criant THEY CAN’T GET ME THEY CAN’T GET ME GET OUTTA HERE GET OUTTA HEEEEERE, Dark into the Dark la bien nommée, après ça Palestine arrête pendant un temps, mais qu'a-t-il fait ? Il était dans une sorte de trou noir, visiblement oui ça ne marche plus, la mode est plutôt à ce qui s'expose ou s'entrepose quelque part, aux acquisitions en somme, tandis que la performance le multi-média et tout ce qui n'a pas de nom est en recul : il faut des champs séparés, d'aucun parle de musique minimaliste, d'une forme de paradigme occidental et du marché, opposés à des conceptions extra-occidentales mystiques animistes chamaniques plurielles, lui ne s'est jamais senti confortable nul part, et la cour où il jouait s'est effondrée, et cet impératif catégorique choisi ton camp ! ah mais je suis un bordel ambulant moi.

Palestine porte un vieux manteau tout râpé dans les rues de Brooklyn pour faire la quête. Il est amené à frapper à diverses portes, à prendre le taxi, cette fois il est question d'un ours géant, un GodBear, le dieu tricéphale des nounours, le nounours de Dieu, qui sera visible parmi les sculptures invisibles à Kassel car par un heureux hasard, c'est le thème de la Documenta cette année là et sa tombe bien, il peut dire à la mère venue par avion you see, huh ! Cet ours est monumental, si figé cette fois, peu sensible, imposant, écrasant, c'est une icône, un symbole, une allégorie et en tant que tel il en prend les fonctions principales, c'est-à-dire qu'il signale et représente quelque chose de l'ordre de ce qu'il n'est pas intrinsèquement, et cela peut être toutes sortes de choses : par exemple une idée, un dieu, l'enfance mettons, mais c'est bien plus que ça, la mère le sait, il en va de la carrière de Palestine, de sa vie, de qui il est pour lui même, et de ce que sont les peluches pour lui qui sait que le Teddy Bear est né à quelques mètres de la maison familiale dans son quartier juif de Brooklyn. C'est dans cette maison familiale qu'un jour la mère est surprise en train d'attraper des peluches comme des torchons (c'est‑à‑dire par l'oreille la main ou le pied) pour les entraîner dans ce qu'elle appelle la buanderie, pièce de laquelle les peluches sortirons quelques temps plus tard sous une forme générale approchant celle d'une rangée de boîtes de conserves tout droit sortie de l'usine. Lors des opérations de sauvetage nocturne entreprises par Palestine, tout est plus grand et mobile que d'habitude, les murs recouverts de papier-peint à motifs géométriques dans l'escalier ont l'air de monstres endormis sur la carapace desquels passent des ombres menaçantes en produisant un effet de relief comparable au roulement d'orbites sous des paupières fermées quand les parents dorment. Quand les peluches sont jetées à la poubelle, il doit gagner de l'argent pour vivre et c'est à treize ans qu'il y arrive mieux qu'à 20, il y arrive en faisant sonner bizarrement le carillon de l'Église tous les jours en face du bureau du directeur de la chaîne CBS qui est personnage influent pour sa reconnaissance en tant qu'artiste, parce qu'avec l'église ça ne se passe pas bien, d'ailleurs elle veut le virer dès le départ, mais le directeur de la chaîne CBS le prend sous son aile, il est touché sans doute, il a besoin d'un fou pour sa cour, et ça leur va bien à tous les deux parce que Palestine a du talent et le directeur a le bras long.

Plus tard de retour dans l'arche du Charleworld, les peluches s'accumulent, il y a de toutes sortes d'animaux, il y en a qui sont des personnages célèbres comme Mickey ou les Schtroumpfs dont la coiffure et presque identique à celle des rois Polynésiens qui, la leur, est en crête plumée avec des oiseaux spéciaux attachés à cette crête. Les animaux sont trouvé abandonnés dans des orphelinats à jouets que Palestine considère comme des autels sacrés des rejets de la société, des Emmaüs où atterrissent les figures délaissées, poussiéreuses, et dans cette situation ça ne fait pas de différence si la figure est célèbre ou non ou de quel animal il s'agit, Palestine les recueille ; les figures célèbres sont perçues comme des pauvres types sur le retour, leur sort n'est pas enviable et ce n'est pas parce qu'elles sont passées de mode et qu'elles ont eu une heure de gloire mais que maintenant c'est fini qu'il faut les rejeter pour autant, car parmi d'autres elles peuvent retrouver une vie plus heureuse et plus anonyme. Il y en a beaucoup : un temps les peluches étaient stockées dans des sacs mais ça n'allait plus les sacs alors elles ont été transférées dans des parcs à bébé où elles sont plus dignes, elles attendent ensemble leur tour d'être peintes, décorées, transformées en allégories, de prendre place dans des assemblages totémiques formés de tipi en draps de ganesh en plastique peint incrustés de coquillages et de strass, formés de raclettes lave-vitres, de tissus de foulards fleuri vifs et d’armes factices bien sûr. Palestine dit que de les voir comme ça lui rappelle le film nuit et brouillard d'alain resnais, sauf que les animaux sont tout souriant. Puisque Palestine est maintenant adulte, ses amis peuvent l'accompagner partout, il n'y a personne pour lui dire de les laisser chez lui lorsqu'il s'en va : il les met donc dans une valise rouge et parfois il prend l'avion avec. Il raconte qu'il a bien failli être séparé des peluches dans ces circonstances de transit aérien un jour où les chiens des contrôles de l'aéroport, chargés de repérer tout ce qui ne doit pas entrer dans les avions et sur les territoires, sont devenus fous devant la valise rouge suspecte. Palestine raconte qu'on a menacé d'ouvrir les peluches mais que devant sa panique, qui contrairement à ce qu'on pourrait penser comme ça était une bonne défense, le directeur de l'aéroport est venu et l'a laissé passer lui et sa valise rouge avec les peluches à l'intérieur.

Il faut régulièrement rendre visite aux animaux et leur porter de l'attention mais pour certains on ne peut pas faire grand-chose, ils ont peu de personnalité et ainsi souffrent sans doute moins de l'absence et cette idée console. Souvent ce sont les peluches qui sont fabriquées en Chine, on en fait un trop grand nombre alors elles ont peu de personnalité, elles sont tout tristes, au contraire de celles qui ont beaucoup de personnalité et qui ont été intégrées au Charleworld dans des circonstances spéciales et qui y occupent d'ailleurs une place particulière aux côtés du grand maestro. C'est le cas de Pepperoni, un singe offert en 1973 par Simone Forti et qui vit embroché sur une clarinette en plastique, mais aussi de King Teddy, un vieux tyran bien usé qui donne des ordres et fait chier tout le monde, et de Blind Monkey, un fakir indien aveugle mais doté d'un troisième œil bien plus efficace que les deux autres si ils étaient en état de voir. Il ne faut pas oublier le petit protégé discret sous les perles hawaiennes de Blind Monkey, une petite peluche de chiffon, un doudou trouvé là totalement abandonné sur le vieux port de Marseille, dont Palestine dit qu'on aurait dit qu'il avait bien eu des yeux un nez et une bouche, mais qu'ils avaient tous disparu tellement le jouet était usé. On aurait dit un jouet fantôme abandonné là, mais c'est sans doute aussi parce qu'il avait été souvent frotté et sentit collé contre les narines et qu'il avait reçu beaucoup d'attention avant d'être perdu là.

Palestine est cette fois assis sur la tombe de son père accompagné de ses animaux disposés en cercle, tout le monde chante et a des foulards multicolores à motifs. L'ensemble fait penser tout de suite à un dolmen, Palestine porte un short, il est gros et joufflu, on ne sait pas très bien si il imite les peluches où si les peluches l'imitent, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils se ressemblent tous, ils sont tous à leur image, kaléidoscopique, ils viennent de Brooklyn comme l'indique la casquette que porte Charlemagne Palestine entourée d'un mince foulard.


les dessins sont de Diane Malatesta, mise en page
d'Inégale 3 de même.

2014