De nouveau ce paysage défile dans la vitre arrière et se projette dans les yeux mornes de l'exilée nivernaise. Rien n'a changé depuis l'enfance : tout a seulement vieilli sur place ou disparu, on a laissé ça ternir, les couleurs des nains de jardin et des petits moulins en papier pailleté ont passé comme une mesure de la vie. Il n'y a plus de dahlias dans le jardin, plus de chien, le poulailler est vermoulu, la pourriture des choses s'y entasse, on voit l'herbe grise de ronces sous un marronnier dont, apprend-on, les noix sont toutes noires, on ne peut pas les manger, on ne peut plus les ramasser de toute façon, c'est dommage. Les choses de toutes sortes affichent sans pudeur l'effacement des personnes qui, il n'y a pas si longtemps, leur apportaient du soin et des couleurs.
Cette année dans le colis communal il y a de la terrine de charolais et des bonbons au miel tout collés (ça fait rire ma grand-mère qui s'en aperçoit au moment d'en sortir un du bocal). Ma grand-mère dit « nous dans les campagnes on est vraiment oubliés », elle rit et je ris aussi forcément. On rit pour rappeler à soi les souvenirs et passer un bon moment, malgré l'amertume de la situation qui est tout entière présente dans le tripotage anxieux de ce qui traîne devant soi sur la toile cirée. Le rire de ma grand-mère contient infiniment plus de vie que beaucoup d'autres entendus ailleurs, une vie qui à l'air de venir contrer directement la mort, un rire fier de survie. À l'inverse il y a des rires qui signalent l'inexistence, en cherchant à dissimuler la gêne, l’égoïsme moderne ou encore le vide des personnalités écrasées par l'entretien conforme de petits prés carrés – je pense à des rires crispés dans le non-sens entier d'un moment d'existence, et qui ne demandent pourtant qu'à pouvoir être francs ; des rires tristes, des rires brimés. Je m’aperçois que malgré la misère et l'isolement frappant ce coin ouvrier-paysan, ma grand-mère est la personne la plus gaie rencontrée lors de cette semaine de visites familiales, c'est dire, tout ce morne a failli avoir raison de ma présence, je n'en pouvais plus avec ces gens rongés de conformisme et de retenue et de silence, pas un pli, pas une imagination ; seulement des politesses, des cadeaux convenus et des bruits de couverts, ça donne envie de soulever la nappe et que tout vole en l'air, ou d'éclater de rire mais là personne ne trouverait ça drôle, on trouverait ça méprisant, ça le serait, ça serait voulu d'ailleurs. J'ai parfois été en colère au lieu de rire, et j'essayais de contenir cette colère exactement comme on essaye de contenir un fou rire : en baissant le menton pour ne pas afficher son impression de nager au dessus de la mêlée. Lorsque je reviens chez ma grand-mère, sa gaieté me frappe d'autant plus que je reste embourbée dans des conflits mêlant la culpabilité d'être partie si longtemps, et de ne revenir qu'à noël pour m'apercevoir du gouffre qui sépare nos vies : une incapacité à la complicité traduite dans un regard distancié, comme si la toile cirée sur la table n'était plus que le témoin d'une condition sociale au lieu d'être là ou l'on pose ses coudes en famille. Il faut avoir un rire franc pour conjurer ce regard.
Ma grand-mère dit en roulant les r que les voisins ne viendraient même pas voir un peu par ici, « ils savent que je suis vieille mais penses-tu, c'est plus comme avant, les gens ne viennent plus demander si on a besoin de quelque chose, avec la télé les voitures tout ça, les gens sont occupés, ça a bien changé, ça oui, on ne va plus les uns chez les autres faire des veillées. Avant il s'en passait des choses mais maintenant tout le monde au village est mort ou parti, les vieux camarades de veillée, il paraît que la maison de retraite est une des plus chères de la Nièvre mais elle est tout le temps pleine, il y a même une liste d'attente ; il faut s'y prendre à l'avance, dès qu'une place se libère elle est aussitôt prise ». Ce sont des on-dit ; on ne peut plus sortir de la maison, on reste devant le poêle, assise, les journées sont longues, le camion de la boulangère ne passe plus non plus, « penses-tu y'a plus que nous deux ici alors ils veulent plus se déplacer pour ça, pourtant on leur prenait toujours un petit quelque chose, un gâteau ou deux, alors ça valait quand même le coup, mais non ». Elle me raconte qu'il n'y a plus de champignons non plus dans les chemins et dans les prés : « c'est à cause de tous leurs produits, ils disent que non mais c'est pas vrai, il en fichent partout alors forcément y'a plus de champignons que veux-tu, c'est comme ça ». Je me dit bêtement que les champignons ont cessés de pousser depuis que mon frère et moi, on ne vient plus les cueillir.
Je profite d'un moment de silence pour me rouler une cigarette et ça la fait rire, tout est drôle parce qu'un peu neuf, mon téléphone portable mon tatouage mes petites cigarettes font rire, tant mieux parce qu'ici ce n'est pas bien gai il faut le dire. Ma grand-mère me dit que les gens ont toujours fumé, c'est pas près de s'arrêter, « ils disent que les gens fument de moins en moins mais penses-tu. Déjà quand on était tout gamins vers 8-9 ans on fumait le bobby, t'as pas connu toi le bobby, en hiver il sèche c'est une espèce de tige creuse alors on pouvait la fumer – enfin, on faisait semblant, parce qu'il y avait pas grand-chose à fumer là dedans ! », et elle rit de nouveau. Elle raconte des choses impensables de son enfance dans ce petit village sous l'occupation, des souvenirs vieux de 70 ans, en cinéma dans ma tête j'imagine les gamins qui fument le bobby discrètement derrière les talus pendant que les allemands passent sans les voir : quand ma grand-mère raconte ses souvenirs d'enfance ça ressemble à La Guerre des boutons, c'est en noir et blanc, les gestes sont un peu saccadés, les visages vilains ont l'air de préparer un mauvais coup.
Je vois son visage enveloppé du silence des conversations de l'autre côté de la table. Là j'imagine qu'on pourrait venir la voir l'été avec des amis, faire revivre un peu cette maison, entretenir les nains de jardin et la tombe du cimetière, emmener ma grand-mère à Nevers pour qu'elle entende mieux, qu'on puisse communiquer. J'ai peur de faire ça toute seule, moi aussi je fais la morte dans l'agitation de la grande ville. On parle rarement de la campagne et elle parle encore moins que ceux venus de la ville pour en parler. On n'y est pas alors rien ne s'y passe, l'action c'est pour la ville : il y a là toute une vivante culture urbaine des transports et de la fraude, de la vie chère et du chapardage, des logements pleins et vides, des immigrés et du chômage, de l'offre et de la demande, des urnes et des publicités, des fonctionnaires des entrepreneurs des associations des restau du cœur du cinéma des SDF des trottoirs où marcher où s'asseoir des concerts sauvages des « milieux » des bureaux de tabac des roms de la bière et des arabes du social et du politique pour résumer. À la campagne les citadins prennent un peu de vacances, et les autres y restent crever dans les chaumières.
Je propose de me rendre utile avant de partir en remettant à leur place les rideaux en dentelle à motif animaliers blanchis à la javel, je peux monter sur une chaise et tendre le bras jusqu'en haut de la fenêtre pour atteindre les crochets ; c'est mieux comme ça, ma grand-mère dit « ça fait moins gitan » en rigolant. Cet affreux mot de dignité passe par la blancheur des rideaux, j'en comprends ici l'importance et cela nous rapproche et fait que l'on rigole pour de vrai.

Au Village

Pshit #3



2015